Excès de parole

 

 

Fougue spirituelle par excès de parole

 

Avec la paracha précédente on a pu constater que les sages n’encouragent pas une fougue spirituelle excessive[1], ni l’expression de cette fougue spirituelle par des actes. Les leçons contre la violence fanatique (paracha précédente), celles contre l’excès de parole (dans cette paracha), sont particulièrement utiles pour notre époque. La paracha de cette semaine prolonge en effet la leçon par une mise en garde contre l’excès de parole[2].

Les vœux

Racontons ici un récit tiré du livre biblique de Chofétim (Juges), récit qui illustre dramatiquement le sujet des vœux et la prudence qui s’impose en la matière. C’est l’histoire du Juge Yifta’h (Jephté) qui fit un vœu à Hachèm avant de partir au combat (Chofétim 11, 29-37)[3].

Les vœux sont des engagements verbaux.  אִישׁ֩ כִּֽי־יִדֹּ֨ר נֶ֜דֶר לַֽיְיָ אֽוֹ־הִשָּׁ֤בַע שְׁבֻעָה֙ לֶאְסֹ֤ר אִסָּר֙ עַל־נַפְשׁ֔וֹ לֹ֥א יַחֵ֖ל דְּבָר֑וֹ כְּכָל־הַיֹּצֵ֥א מִפִּ֖יו יַֽעֲשֶֽׂה ׃  « L’homme qui fait un vœu à Hachèm, ou fait un serment, pour lier son être par un lien, il ne profanera pas sa parole. Selon tout ce qui sera sorti de sa bouche, il fera » (Bamidbar 30, 3-4).

Les commentateurs montrent qu’aussi bien en actes qu’en paroles (même si les intentions sont les meilleures du monde) tout excès est à bannir. Des exceptions existent cependant. Mais elles sont véritablement exceptionnelles ! Pour les actes, les excès sont pratiquement interdits à tous, car l’acte de Pin’has survient dans un contexte exceptionnel, pour interrompre une mortalité qui avait fait des ravages et menaçait tout le peuple,  et de surcroît, Pin’has était un homme exceptionnel, quasiment un ange puisqu’il est assimilé à Eliyahou le Prophète !  Mais n’est pas Pin’has qui veut ! Pour les paroles, les excès sont aussi déconseillés à tous. L’abstème (nazir) est une exception, qui renonce au vin, ou à la coupe de ses cheveux… אִ֣ישׁ אֽוֹ־אִשָּׁ֗ה כִּ֤י יַפְלִא֙ לִנְדֹּר֙ נֶ֣דֶר נָזִ֔יר (Bamidbar 6, 2).

Toute parole n’a pas le statut légal de vœu

En insistant sur les conditions de validité et sur la possible annulation des vœux, les décisionnaires font comprendre qu’il est dangereux, pour tout croyant, de vivre sa foi dans la démesure verbale. N’y a-t-il pas assez de mitsvot prescrites dans la Torah ? Car « la parole est engageante… le mot davar veut dire chose, mais également une parole. Cela signifie qu’une parole entraîne forcément un acte, une action, une chose concrète, et ne peut donc rester nulle et non avenue »[4].

D’où l’insistance des commentateurs sur les limites (toute parole n’a pas le statut légal de vœu) et le souci de réduire le champ d’application de l’autorisation des vœux. Rachi précise qu'il s'agit de voeux pour s'imposer des interdictions supplémentaires (afin de s'interdire ce qui nous est permis). Au contraire, il n’est pas possible de s'autoriser ce qui est interdit. Des paroles d’engagement telles que : « je fais le vœu de manger un aliment interdit », ou  « de ne plus jeûner à Kippour »,  n’ont aucune validité ! Même lorsqu’un serment a le statut légal de vœu, il reste possible de l’annuler s’il a été formulé de manière inconsidérée et que la personne regrette son engagement : la halakha le permet.

Eviter l’excès de paroles

L’extrémisme individuel dans la pratique des mitsvot - qui s’exprime par la formulation de vœux - n’est pas bien vu par la tradition. Déjà, le roi Chélomo disait :

  • אַל־תְּבַהֵ֨ל עַל־פִּ֜יךָ וְלִבְּךָ֧ אַל־יְמַהֵ֛ר לְהוֹצִ֥יא דָבָ֖ר לִפְנֵ֣י הָֽﭏֱהִ֑ים « Que ta bouche ne s’affole pas, que ton cœur ne se hâte pas d’exprimer une parole devant Hachèm » (Kohélet 5, 1) ;
  • יִֽהְי֥וּ דְבָרֶ֖יךָ מְעַטִּֽים׃  « que tes paroles soient brèves » (Kohélet 5, 1) ;
  • ט֖וֹב אֲשֶׁ֣ר לֹֽא־תִדֹּ֑ר מִשֶּׁתִּדּ֖וֹר וְלֹ֥א תְשַׁלֵּֽם׃ « Mieux vaut ne pas faire de vœux que de le faire et ne pas payer » (Kohélet 5, 4) ;
  • אַל־תִּתֵּ֤ן אֶת־פִּ֨יךָ֙ לַֽחֲטִ֣יא אֶת־בְּשָׂרֶ֔ךָ  « Ne donne pas à ta bouche [l’occasion] de faire fauter ta chair »  (Kohélet 5, 5).

Les maîtres ne sont pas unanimes quant à l’intérêt de vœux,  mais Rabbi Meir préconisait de ne pas trop formuler de vœux[5].

 

Nos maîtres ont attiré l’attention sur le cas de personnes aux faibles connaissances halakhiques : R’ Yits’hak Yossef א’’שליט a cité « de nombreux exemples de personnes qui n'ont pas assez étudié et s'imaginent que tout est interdit, et veulent l'imposer aux autres comme la règle de base. Ce cas est fréquent chez des personnes qui viennent de revenir au judaïsme et se protègent de cette manière. Mais ce n'est pas la tradition véritable »[6]. Rav Y. R. Dufour א’’שליט - spécialiste de la psychologie humaine[7] écrit: « celui qui a commencé à étudier et s'enflamme… n'a pas le chimouche (utilisation réaliste): ce terme veut dire qu'il n'a pas regardé "comment les Sages vivent la Torah dans l'ensemble de leur vie quotidienne" »[8]. De cette paracha on peut donc apprendre qu’il faut éviter l’extrémisme religieux individuel ; extrémisme qui s’exprime par des interdictions que n’avaient pas prescrites la Torah[9]. La tradition enseigne la modération. R’ Chim’on Bar Yo’haï זצוק"ל et son fils R’ El’azar זצוק"ל sortant de la grotte où ils s’étaient réfugiés pendant 12 ans pour fuir les Romains, traversaient un champ lorsqu’ils virent un laboureur juif au travail. Ils remarquèrent amèrement que cet homme abandonnait l'étude de la Torah pour des occupations matérielles. Alors, une voix se fit entendre : « Etes-vous venus pour détruire ma terre ? Retournez à votre caverne ». Ils y retournèrent pendant une autre année, comprenant probablement qu’un équilibre, variable chez chacun, doit exister entre les occupations matérielles et les occupations spirituelles. Les occupations matérielles n’ont pas à être méprisées par principe, tout dépend des capacités de chacun ! Il convient d’éviter tout excès[10].

De plus, l’être humain, fait à l’image du Créateur, doit agir selon l’exemple donné par Hachèm ית"ש : דִּבַּרְתִּי וְעָשִׂיתִי « j’ai dit et j’ai fait [ce que j’ai dit] » (Yé’hezkiel 39, 39) ; et לֹ֥א יַחֵ֖ל דְּבָר֑וֹ « il ne peut violer sa parole » (Bamidbar 30, 3). Rachi  enseigne : « Celui qui parle et n'accomplit pas sa parole transforme la parole qui est sainte (kadoch) en quelque chose qui est étranger à la sainteté, 'hol, profane ». Le mot יַחֵ֖ל est de la même racine que les mots חולhol (profane), חוליןhouline (choses profanes[11]). Quelles sont les implications de cette remarque? On peut considérer que toute la paracha tourne autour de cette question de la parole, importante à maints égards. Le fait même de parler a des conséquences sur autrui[12]. La parole peut avoir une grande valeur : les relations sociales et économiques reposent  sur le respect de ce qui est dit.

Dans cette paracha, Moché transmet les enseignements de Hachèm ית"ש sur les conditions relatives à l’application des vœux[13].

Les règles relatives à l’élaboration des contrats comportant des clauses conditionnelles sont déduites par notre tradition précisément de ces pages de la Torah[14]. La parole, le respect de la parole donnée constituent un fil conducteur que l’on retrouve tout au long des sujets abordés dans cette paracha. En abordant le sujet des vœux, cette paracha nous invite à méditer sur le sujet de la parole.  וַיְדַבֵּ֤ר מֹשֶׁה֙ אֶל־רָאשֵׁ֣י הַמַּטּ֔וֹת לִבְנֵ֥י יִשְׂרָאֵ֖ל לֵאמֹ֑ר זֶ֣ה

צִוָּ֥ה יְיָ ׃  הַדָּבָ֔ר אֲשֶׁ֖ר « Et Moché parla aux chefs des tribus des Enfants d’Israël en disant : זֶ֣ה הַדָּבָ֔ר Voici la parole qu’ordonne Hachèm » (Bamidbar 30, 2). Même validées par les autorités rabbiniques, les traductions limitent le sens d’un texte infini. Ainsi, la Bible du rabbinat français rend ce verset par : « Moché parla aux chefs des tribus des enfants d’Israël en ces termes : Voici ce qu’a ordonné Hachèm ». On conviendra que les mots « en ces termes », ou bien « en disant » sont loin de rendre  זֶ֣ה הַדָּבָ֔ר qu’on pourrait traduire: « voici la parole »[15] ! Ces remarques donnent une idée de l’indispensable recours au texte hébraïque, toutes les traductions, même les mieux intentionnées étant limitatives, comme incapables de contenir l’infini du texte original[16].

Entrer dans le mot

Ces réflexions sur le langage nous conduisent à suivre une relation avec un autre passage de la Torah : celui relatif à l’Arche de Noé, qui peut être lu en liaison avec une réflexion sur la communication[17]. Elles nous conduisent en effet bien au-delà de la construction d’un navire : elles évoquent le pouvoir de la langue et celui des mots.

Il est écrit : וַיֹּ֤אמֶר יְיָ לְנֹ֔חַ בֹּֽא־אַתָּ֥ה וְכָל־בֵּֽיתְךָ֖ אֶל־הַתֵּבָ֑ה כִּֽי־אֹתְךָ֥ רָאִ֛יתִי צַדִּ֥יק לְפָנַ֖י בַּדּ֥וֹר הַזֶּֽה׃ « D.ieu dit à Noa’h : va, toi et toute ta maison, vers la tévah ; car J’ai vu que toi, tu es un Juste devant Moi, en cette génération » (Béréchit 7, 1). Dans la Bible on rencontre encore ce mot hébreu à propos du berceau flottant où Moché bébé avait été placé, mais personne ne parle d’Arche de Moché alors que c’est le même mot qui est utilisé pour la dite Arche de Noé. וַתֵּ֤רֶד בַּת־פַּרְעֹה֙ לִרְחֹ֣ץ עַל־הַיְאֹ֔ר וְנַֽעֲרֹתֶ֥יהָ הֹֽלְכֹ֖ת עַל־יַ֣ד הַיְאֹ֑ר וַתֵּ֤רֶא אֶת־הַתֵּבָה֙ בְּת֣וֹךְ הַסּ֔וּף וַתִּשְׁלַ֥ח אֶת־אֲמָתָ֖הּ וַתִּקָּחֶֽהָ׃ (Chémot 2, 5).  Le mot hébreu  תֵּבָ֑ה est bien différent des  mots κιβωτός kibotos (grec) ou arca (latin, d’où vient le mot ‘arche’), κιβωτός et arca renvoient à : boîte, coffre, coffret. Le mot hébreu תֵּבָ֑ה est donc mal traduit, et ce qui est traduit par arche ne découle pas du texte hébraïque de la Torah. Dans les traductions, on retrouve le mot Arche pour rendre le mot  אֲר֣וֹן (arone) qui nomme l’Arche sainte du sanctuaire. Un même mot français pour deux mots hébreux différentes : ici  אֲר֣וֹן (armoire) et non pas le mot  תֵּבָה֙  (téva= boite)!   Lorsqu’on lit le verset וַהֲקִֽמֹתִ֥י אֶת־בְּרִיתִ֖י אִתָּ֑ךְ וּבָאתָ֙ אֶל־הַתֵּבָ֔ה אַתָּ֕ה וּבָנֶ֛יךָ וְאִשְׁתְּךָ֥ וּנְשֵֽׁי־בָנֶ֖יךָ אִתָּֽךְ׃ « J’établis [lève] mon alliance avec toi, tu viendras vers la téva, toi, tes enfants, ta femme, les femmes de tes fils avec toi » (Béréchit 6, 18) on comprend que Noa’h sera sauvé du déluge ainsi que sa famille en entrant dans un « récipient » capable de flotter. Au niveau du sens littéral, il s’agit bien d’une mise à l’abri à l’intérieur d’un navire.

Selon un autre sens, וּבָאתָ֙ אֶל־הַתֵּבָ֔ה indiquerait une dimension imprévue : il faudrait « entrer dans le mot ». En effet, le mot téva signifie « mot » [18]. L’ordre divin « Fais-toi une téba » (Béréchit 6, 14) a une dimension pratique pour notre époque. Pour fuir les problèmes de la vie courante, tout Juif doit se préparer comme Noa’h afin de se sauver des « eaux du déluge »: עֲשֵׂ֤ה לְךָ֙ תֵּבַ֣ת.  Deux catégories d’empêchements séparent de l’étude de la Torah et de l’accomplissement des mitsvot. Les raisons matérielles sont assez faciles à identifier : ainsi en est-il pour l’excès de temps consacré aux activités professionnelles. D’autres empêchements sont plus difficiles à identifier et à restreindre car ils ont une utilité sociale ou pédagogique. Les eaux du déluge font allusion à cela : certaines eaux viennent des profondeurs de la terre (כָּֽל־מַעְיְנֹת֙ תְּה֣וֹם רַבָּ֔ה « toutes les sources des abimes profonds ») alors que d’autres ont le ciel pour origine (וַֽאֲרֻבֹּ֥ת הַשָּׁמַ֖יִם נִפְתָּֽחוּ׃ « les cataractes du ciel furent ouvertes »)[19].

Le Ba’al Chèm Tov זצוק"ל   a enseigné que La téba, c’est aussi le « mot ». Pour être certain qu’il n’arrivera aucun mal, il faut entrer dans les mots de la Torah et de la Prière. C’est pour cela que l’emploi du temps quotidien du Juif commence au réveil par les bénédictions du matin : il exprime sa reconnaissance envers D.ieu, et met en pratique une courte « étude » de la Torah. Après cela il se livre à ses occupations.

 

A partir des remarques lexicales qui précèdent, le Ba’al Chèm Tov זצוק"ל  nous offre une lecture originale[20] : pour sortir de la situation qui a causé le déluge et entrer dans l’alliance divine, le verset indique la solution : « il faut pénétrer dans le ‘mot’ et en retrouver toutes les dimensions et les profondeurs »[21].

Dans cette même perspective, R’ Lévi Yits’hak de Berditchev זצ"ל explique « il y a deux sortes de rapports au langage, un rapport passif – utilisation d’une langue déjà existante à laquelle l’homme se soumet – et un rapport actif : ‘l’homme dirige les lettres’. L’homme, dans ce rapport actif, construit un nouveau langage qui lui donne une nouvelle vision du monde »[22]. Quelques philosophes[23] ont eu l’intuition de ces profondes perspectives ouvertes par le Ba’al Chèm Tov זצוק"ל  [24].

Le texte biblique, infini - faut-il le rappeler ?-  contient d’autres indices soulignant le rapport à la langue (Béréchit 6, 15): וְזֶ֕ה אֲשֶׁ֥ר תַּֽעֲשֶׂ֖ה אֹתָ֑הּ שְׁלֹ֧שׁ מֵא֣וֹת אַמָּ֗ה אֹ֚רֶךְ הַתֵּבָ֔ה חֲמִשִּׁ֤ים אַמָּה֙ רָחְבָּ֔הּ וּשְׁלֹשִׁ֥ים אַמָּ֖ה קֽוֹמָתָֽהּ׃.   L’Arche de Noé a pour mesures 300 coudées de longueur, 50 de largeur, et 30 pour la hauteur. Remarques d’architecte ? Non car les indications suggérées par la guématria concordent ! 30, c’est la lettre/chiffre lamed (ל), 300 c’est la lettre/chiffre chine (שׁ);  50 c’est la lettre/chiffre noun (נ) ! Ces lettres composent le mot לשׁן lachone (organe de la bouche et langue parlée) [25].

 


[1].ופינחס שלא ברצון חכמים « Pin’has ne plait pas aux Sages » Talmud Yérouchalmi, Traité Sanhédrin 9, 48b.

[2] Moché reviendra sur ces prescriptions : כִּֽי־תִדֹּ֥ר נֶ֨דֶר֙ לַֽיְיָ ﭏֱהֶ֔יךָ לֹ֥א תְאַחֵ֖ר לְשַׁלְּמ֑וֹ  « Quand tu voueras un vœu à Hachèm, ton D.ieu, tu ne tarderas pas à le payer » (Dévarim 23, 22).

[3]  RACONTER – Le vœu tragique du Juge Yifta’h (Jephté) – Devant partir combattre les Ammonites, le Juge Yifta’h fit un vœu à Hachèm. Il dit : ‘Si tu livres en ma main les fils d’Ammon, lorsque je reviendrai en paix ce qui sortira des portes de ma maison à ma rencontre sera à Hachèm, et je l’offrirai en holocauste’. וַיִּדַּר יִפְתָּח נֶדֶר לַיְיָ, וַיֹּאמַר:  אִם-נָתוֹן תִּתֵּן אֶת-בְּנֵי עַמּוֹן, בְּיָדִי.  וְהָיָה הַיּוֹצֵא, אֲשֶׁר יֵצֵא מִדַּלְתֵי בֵיתִי לִקְרָאתִי, בְּשׁוּבִי בְשָׁלוֹם, מִבְּנֵי עַמּוֹן--וְהָיָה, לַיְיָ, וְהַעֲלִיתִיהוּ, עֹלָה. Il infligea aux Ammonites une très grande défaite et conquit vingt villes. Lorsqu’il revint victorieux, sa fille sortit à sa rencontre avec des tambourins et des rondes. C’était sa  fille unique. Et il n’avait  à part elle, ni fils ni fille. וַיָּבֹא יִפְתָּח הַמִּצְפָּה, אֶל-בֵּיתוֹ, וְהִנֵּה בִתּוֹ יֹצֵאת לִקְרָאתוֹ, בְּתֻפִּים וּבִמְחֹלוֹת:  וְרַק הִיא יְחִידָה, אֵין-לוֹ מִמֶּנּוּ בֵּן אוֹ-בַת. Lorsqu’il la vit, il déchira ses vêtements. Ce qu’il lui dit montre l’ampleur de sa détresse et le caractère irréparable de ses paroles: וְאָנֹכִי, פָּצִיתִי פִי אֶל-יְיָ, וְלֹא אוּכַל, לָשׁוּב.   « J’ai ouvert [littéralement : fendu] ma bouche vers Hachèm, et ne puis revenir en arrière. » Sa fille admit que puisqu’un vœu a été fait, son sort était scellé : « Mon père, si tu as ouvert ta bouche à Hachèm, fais-moi selon ce qui est sorti de ta bouche, après que Hachèm t’a vengé de tes ennemis, les fils d’Ammon. Et elle dit à son père : Que cette chose me soit faite ! » La seule chose qu’elle demanda c’est deux mois de répit pour pleurer sur son sort avec ses compagnes. « Laisse-moi pendant deux mois, et je m’en irai, et je descendrai sur les montagnes, et je pleurerai ma virginité, moi et mes compagnes »הַרְפֵּה מִמֶּנִּי שְׁנַיִם חֳדָשִׁים, וְאֵלְכָה וְיָרַדְתִּי עַל-הֶהָרִים, וְאֶבְכֶּה עַל-בְּתוּלַי, אָנֹכִי ורעיתי (וְרֵעוֹתָי).  Au terme de ce délai, le vœu fut accompli. « Au bout de deux mois, elle revient vers son père ; et il accomplit à son égard le vœu qu’il avait voué » וַיְהִי מִקֵּץ שְׁנַיִם חֳדָשִׁים, וַתָּשָׁב אֶל-אָבִיהָ, וַיַּעַשׂ לָהּ, אֶת-נִדְרוֹ אֲשֶׁר נָדָר.

   Ce vœu, fait en l’honneur de Hachèm, devait-il être respecté par Yifta’h ? Non ! Pour le respecter il devait transgresser une interdiction de la Torah en donnant la mort à un être humain- ce qui est interdit par l’un des dix commandements (Voir : R’ E. Munk, Kol hatorah, Bamidbar 30, 3, p. 315). Par ailleurs, on sait que la halakha permet de faire annuler des vœux. Pin’has était encore vivant et était toujours Grand-Prêtre (du fait de la bénédiction divine, il a vécu jusqu’à l’époque de David, soit environ 400 ans -  R’ E. Munk, Kol hatorah, sur Bamidbar 25,12, p. 268). Il aurait pu prononcer cette annulation. Le Bét Yisrael Admour de Gour rapporte que Yifta’h se dit: «Sied-il au souverain de se rendre chez le prophète ? » Pin‘has se dit : « Je suis Grand-Prêtre, fils de Grand-Prêtre. Est-ce à moi de me rendre chez cet ignorant ? » Car  le Sage peut employer son pouvoir d’annuler un vœu lorsque celui qui l’a prononcé se plie à son autorité ; mais dans ce cas, il ne pouvait défaire ce vœu absurde. Les Sages n’approuvent pas la passivité de Pin’has et l’accusent même d’avoir, par son orgueil, causé la mort de la fille de Yifta‘h car il aurait pu influencer Yifta‘h en se rendant près de lui, et l’inciter à se soumettre à son autorité (cit. http://www.chiourim.com/Newsletter2007/Newsletter/Matot4.htm). Telle avait été la tentative de Moché lorsqu’il s’est rendu chez  Datan et Abiram וַיָּ֣קָם מֹשֶׁ֔ה וַיֵּ֖לֶךְ אֶל־דָּתָ֣ן וַֽאֲבִירָ֑ם (Bamidbar 16, 25). La passivité de Pin’has à cette occasion fit qu’il dût renoncer à ses fonctions de Grand-Prêtre (Tossefot, Ta’anit 4a, cit. R’ E. Kol hatorah, sur Bamidbar 25,12, p. 268).

   « Et c’est une loi en Israël, que d’année en année les filles d’Israël vont déplorer la fille de Yifta’h le Guil‘adi, quatre jours par an. » וַתְּהִי-חֹק בְּיִשְׂרָאֵל.  מִיָּמִים יָמִימָה, תֵּלַכְנָה בְּנוֹת יִשְׂרָאֵל, לְתַנּוֹת, לְבַת-יִפְתָּח הַגִּלְעָדִי--אַרְבַּעַת יָמִים, בַּשָּׁנָה.  On peut imaginer qu’au cours de ces journées, les filles d’Israël prenaient conscience du caractère dramatique de vœux inconsidérés. A n’en pas douter, elles devaient alors prendre de bonnes résolutions pour ne pas agir comme Yifta’h.

[4] Selon les mots de R’ Mordehaï Bendrihem (2008), Ciel et essentiel. La Paracha en un regard. p. 157

[5] טוב מזה ומזה שאינו נודר כל עיקר דברי ר' מאיר (T.B. Nédarim 9a).

[6] Cit. par R’ Y. R. Dufour, Modia’, 2004). Les connaissances insuffisantes ne permettent évidemment pas de régir la vie d’autrui ; on sait que l’étude solitaire peut conduire à des contresens, et c’est pourquoi il est écrit : « o ‘hévrouta o mitouta », ou bien l'étude en commun, ou bien la mort [אמר רבא היינו דאמרי אינשי או חברותא או מיתותא ] T.B.  Ta’anit 23a  De plus, quand bien même on aurait beaucoup étudié la halakha, il faudrait commencer par travailler sur ses propres insuffisances!

[7] Professeur à l’Université Bar Ilan.

[8] Modia’, Matot, 2004.  

[9] N’y a-t-il pas assez de décrets rabbiniques, de barrières élevées pour ne pas risquer d’enfreindre la Torah ?  Est-il raisonnable  d’ajouter à sa pratique des contraintes supplémentaires ? Une personne ordinaire (qui n’est ni Pin’has, ni Chimchon !) risquerait de ne pas supporter cet excès, et pourrait négliger les mitsvot obligatoires.

[10] RACONTER - L’excès mène au ridicule : ainsi, ce prétendu religieux qui renonce à sauver de la noyade une femme, pour ne pas faire d’infraction en la touchant ! Des histoires illustrent le cas d’une personne en danger de mort qui renonce à saisir les chances offertes, attendant une intervention miraculeuse  (tel ce naufragé refusant de monter dans le navire de secours ou telle personne dont la maison brûle mais refusant tout secours car ne voulant pas recevoir d’aide de la part des êtres humain. Or,  le miracle peut être caché dans la réalité, et mis en œuvre par des acteurs ordinaires (la personne qui envoie une bouée ou les pompiers par exemple).  

[11] Nom d’un traité du Talmud Babli de l’ordre Kodachin, traitant de l'homme et du sacré. En hébreu moderne : « si'hate 'houline » conversation banale.   

[12] Le psychologue Boris Cyrulnik remarque que par des mots, on fait bien plus qu’informer : celui qui parle peut modifier l’état physique de son interlocuteur (faisant pâlir, rougir, rire, bailler, hurler, assoupir…) ou affecter ses sentiments (il peut le convaincre, l’amuser, l’irriter, le calmer)... Les mots ne se sont pas que des sons sortis d’un haut-parleur, ils sont véhiculés par une personne en chair et en os qui ajoute au poids des mots le stimulus de sa présence (formes, odeur, vêtements, gestes, voix). Sans cette stimulation « le dire d'autrui ne touche pas et il est difficile de le mémoriser », d’après Yerouchalmi  N°94 (juin 2009).

[13] On notera que Hachèm a prononcé un vœu après le retour des explorateurs, exilant Israël et Sa propre Chékhina. Sur Kol Nidré (office de Kippour), comme souhait de voir Hachèm annuler le vœu que Lui-même a prononcé (אֲשֶׁר-נִשְׁבַּעְתִּי בְאַפִּי  Téhilim 95,11)  voir R’ E. Munk  (1993),  Le monde des prières, Ed. Kérèn haséfer véhalimoud, Paris, p. 354-355.

[14] R’ Ch. Hirsch זצ"ל  cit. R’ E. Munk, Kol hatorah, Commentaire du Pentateuque, Bamidbar 32, 20, p. 336.

[15] Cit. R’ E. Munk, Kol hatorah, Commentaire du Pentateuque,  sur Bamidbar 30, 2, p. 314. Deux racines sont utilisées pour exprimer la parole (comme en français, les mots ‘dire’ et ‘parler’) :

- alef-mem-resh - jusqu’à Noa’h, c’est la seule racine utilisée dans la Torah pour exprimer le mode de communication de D.ieu. C’est avec ‘Asarah Ma’amarot, dix dires (expressions ?) que D.ieu créa le monde ;

- dalet-bet-resh – cette racine apparaît dans la Torah après le déluge une fois la création renouvelée (Béréchit 8, 15). C’est avec ‘Aseret ha-Dibrot, dix paroles que D.ieu formula les ‘Dix Commandements’, c’est-à-dire le fondement de toute direction éthique pour ce monde. D.ieu parle pour ordonner : « Sors de l’Arche… » (Béréchit 8, 15-16) וַיְדַבֵּ֥ר ﭏֱהִ֖ים אֶל־נֹ֥חַ לֵאמֹֽר׃ צֵ֖א מִן־הַתֵּבָ֑ה אַתָּ֕ה וְאִשְׁתְּךָ֛ וּבָנֶ֥יךָ וּנְשֵֽׁי־בָנֶ֖יךָ אִתָּֽךְ׃

[16] Et, le cas échéant, la nécessité de traductions autorisées. Nombreux écarts dans la Septante, par rapport à la traduction rabbinique. Certes, bien des termes ont reçu une traduction bienvenue (évitant une mauvaise interprétation par le Roi Ptolémée, ayant commandité le projet - comme le remarque T.B. Méguila 8b-9a). D’autres passages mal traduits ont mené à des contre-sens (voir : le Tome 6 de la série La voix de Jacob, chapitre 1).

[17] Voir : R’ M.A. Ouaknine (1991), Concerto pour quatre consonnes sans voyelles. Au-delà du principe d’identité, Editions Balland, Paris, 374 p. Page 63. 

[18] Comme l’indique l’expression couramment utilisée pour ‘initiales’ : « Raché tévot » - littéralement  « têtes de Mots ». De plus, dans le Talmoud Babli (Ménahot, 30b) une expression donne à ‘téva’ très clairement le sens de « Mot » : il est écrit   תיבה בת שתי אותיות(un mot de deux lettres). Citations d’après R’ M.A. Ouaknine (1991), Concerto….  Page 64.

[19] Voir : R’ M.M. Schneerson de Loubavitch, Likouté si’hot, T.1, pp. 5-9 (cité par Ma’iane ‘hay, Aleph, Béréchit, Brooklyn, 5753 - pp. 16-18, édition de 5762).

[20] Séfer Ba’al Chèm Tov, Anthologie commentée de R’ Chim’on Ména’hem Mendel de Govorotchov dans le commentaire Mekor Mayim ‘Hayim, pp. 122 et suiv. cit. par R’ Marc- Alain Ouaknine (1991), Concerto…  p. 64.

[21] Pensée rendue d’après R’ M.A. Ouaknine (1991), Concerto…, Page 64.

[22] R’ M.A. Ouaknine (1991), Concerto ..., pp. 64-65

[23] Dans la controverse autour des écrits philosophiques de Rambam  et de la philosophie juive, des rabbins de Montpellier furent actifs. Cela tient peut-être à deux facteurs principaux. Cette communauté était estimée : R’ Solomon ben Adret dit RaChBA (1235-1310) élève du Ramban et de Rabbenou Yona, surnommait Montpellier "Har ha-Kodech" (la Montagne sainte) et "Em lèYisrael"  (Mère en Israël)  - voir : Responsa, i. 418, cit. Jew. Encycl. Si les rabbins de Montpellier se sont tant opposés à l’introduction d’une vision uniquement rationaliste du judaïsme cela est probablement lié au fait que le Languedoc a porté une vision mystique du judaïsme aux 12ème et 13ème siècle, avant l’école espagnole. Cette tradition remonte au dialogue entre Hachèm et Moché sur le Sinaï : וַיֹּאמַ֑ר הַרְאֵ֥נִי נָ֖א אֶת־כְּבֹדֶֽךָ׃ (« Découvre-moi Ta gloire je Te prie » Chémot 33, 18). Le Saint, béni soit-Il, ajouta: וַיֹּ֣אמֶר יְיָ הִנֵּ֥ה מָק֖וֹם אִתִּ֑י וְנִצַּבְתָּ֖ עַל־הַצּֽוּר׃ (« Voici, il est un lieu près de Moi… » (Chémot 33, 21). A propos de Chémot 33, 21, noter l’explication de Or ha’Hayim hakadoch selon Béréchit Raba  68, 9 : « L'endroit où se trouve le Saint, béni soit-Il, est secondaire par rapport à Lui, puisque D.ieu est Le Lieu et non le monde Son lieu. Aussi pour cette raison appelle-t-on Hachèm Le Lieu par excellence (Hamakom) » - cit. d’après R’ Sabah, Min’hat ‘Omer, Bamidbar, p. 27). A l’époque talmudique, la tradition kabbalistique passa par R’ ’Akiba (T.B. ‘Haggiga 14b), et R’ Chim’on Bar Yochaï. C’est en Languedoc que réapparaissent les enseignements kabbalistiques : né à Montpellier Ravad II av beth din, reçut la visite de Eliyahou hanabi ; R’ Yits’hak l’Aveugle dit Sagi Nahor fils de Rabbi Avraham ben David de Posquières (dit Ravad III), fut un des premiers kabbalistes actifs au Moyen-âge. L’école espagnole joua un rôle majeur à partir du 13ème s. : R’ Abraham Aboulafia (1240-1291) ; dévoilement du Zohar hakadoch (vers 1275). Voir pour plus de détails, le tome 6 de la série La voix de Jacob (chapitre 5, section 6).

[24] Le linguiste F. de Saussure avait noté l’opposition entre le ‘signifiant’ (mot prononcé) et le ‘signifié’ (image du mot que nous en avons en l’entendant). M. Merleau-Ponty oppose ‘parole parlante’ authentique et ‘parole parlée’. E. Levinas oppose ‘dire’ et ‘dit’: « le dit, cette parole à mesure humaine, s'efforce d'inhiber le souffle du dire et d'en maîtriser l'incommensurable » ; « le dire est surgissement, et c'est la force de ce surgissement, son côté impératif, qui constitue événement, bien au delà du dit ».

[25] De ces prémisses, R’ M. A. Ouaknine (1991) tire la conclusion suivante : « L’analyse de l’architecture de l’Arche enseigne comment doit être construite une ‘langue’ et son élément, le ‘mot’ pour se situer dans un langage dénué de violence et de destruction ».

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