C&R AfN III enigmes du roi d’Espagne

 

 

Les énigmes du Roi d’Espagne

 

 Récit populaire [1]

  

Un sage rabbin fut capturé par des pirates, alors qu’il effectuait un voyage en mer. Le capitaine du navire, arrivé au port, vendit le rabbin à un marchand d’esclaves qui, à son tour, trouva acheteur en la personne d’un Evêque qui espérait être  utilement conseillé par cet homme d’aspect sage et digne. Arrivé chez lui il le nourrit d’œufs et de fruits, car les Juifs observent toujours méticuleusement les versets bibliques concernant les aliments interdits.

Depuis que le rabbin était entré à son service, l’Evêque s’était mis en tête de le convertir. Chaque jour, poliment mais fermement, le rabbin lui opposait des arguments: non pour dénigrer la religion chrétienne - car toutes les vraies religions sont honorables -  mais pour  indiquer qu’un Juif avait un plus grand nombre de commandements divins à observer...

 

On apprit un jour que le Roi avait décidé de remplacer un Ministre et qu’il pressentait l’Evêque pour ce poste. Cependant, il voulait  d’abord tester son talent en lui soumettant l’énigme suivante:

« Répondez à trois questions et je vous élèverais à l’un des premiers rangs du royaume. Echouez à mon épreuve, et ferais tomber votre tête ! Voilà mes trois questions :

1- Dans quelle direction est-ce que Dieu fait face?;

2- Combien est-ce que je vaux ?;

3- Qu’est-ce que je pense ? »

 

L’Evêque, fut plongé dans l’angoisse. Le Roi avait déjà décidé de son sort, et ces questions invraisemblables n’étaient là que pour amuser la cour...Le rabbin avait vu l’Evêque perdre son appétit. Apprenant la teneur du message royal, il proposa.

« Le Roi ne vous connaît pas personnellement. Je prendrai donc vos vêtements et c’est moi qui répondrai à la convocation à votre place ».

L’Evêque soulagé prêta au rabbin sa robe et sa calotte et ce dernier prit la route en direction de la capitale. Chemin faisant, il s’arrêta chez un artisan pour acheter un petit crucifix de bronze qu’il paya l’équivalent de dix dinars. Dans une boutique, il acheta aussi une chandelle. Puis il se présenta aux gardes du palais royal, fut introduit auprès du souverain et subit ses questions sous le regard intéressé des familiers du. Roi. Celui-ci demanda:

« Avez-vous donc réuni les réponses à mes trois énigmes ?

- Certainement, majesté.

- Très bien. Alors, vous voilà peut-être bientôt Premier Ministre... Mais commençons plutôt par la première énigme: dans quelle direction est-ce que Dieu se tourne-t-il ? ».

Alors, le rabbin sortit la bougie, l’alluma, et répondit au Roi par une autre question:

« Majesté, pouvez-vous me dire dans quelle direction cette flamme fait face ? »

Le Roi était interloqué qu’on ose lui retourner une question, mais il répondit naturellement que cette question  était mal posée car la flamme éclairait l’ensemble de la pièce. Et le rabbin ajouta:

« Pour répondre à la difficile question posée par le Roi, il faut à l’esprit humain une comparaison. Grâce à la chandelle, on comprend mieux que Dieu donne sa lumière dans toutes les directions sans pour autant avoir à se tourner vers l’une ou l’autre. Sa gloire emplit le monde, comme l’enseigne la Bible! ».

 

Le Roi apprécia:

« C’est bien répondu. Mais maintenant, passons à la seconde question. Elle est plus difficile que la première: combien est-ce que je  vaux  ? »

Le Roi terminait à peine lorsque le rabbin répondit d’une voix forte et catégorique: « Vous valez neuf dinars ! »

Indignation des familiers du Roi... Mouvements divers chez les gardes qui avaient deviné qu’une telle impertinence ne pouvait laisser de glace leur souverain... Stupéfaction du Roi...

« Neuf dinars ! Et pourquoi pas  huit ? Pourquoi pas dix ?  Evêque, savez vous que la toison d’or que je porte autour du cou vaut, à elle seule, plus de dix mille dinars ! Et encore, je ne parle que des matériaux précieux qui ont servi à fabriquer cette médaille ! Elle vaut beaucoup plus en fait parce qu’elle a une valeur historique, elle a appartenu à mon grand-père !»

Le rabbin laissait dire... Il attendait la fin de la tirade du Roi indigné... « Sais tu que je possède aussi nombre de palais artistiquement décorés, de vastes étendues de bonnes terres agricoles, des vignobles, des forêts giboyeuses et des lacs poissonneux... Que mes biens sont constitués de moulins, de troupeaux, de carrosses, de navires, de canons, d’habits précieux, de joyaux... Vois donc ma couronne! Faut-il compter ? Qui pourra estimer mes possessions ? »

C’est le moment que choisit le rabbin pour répondre. « Neuf dinars, majesté ! Pas un dinar de plus, car voyez-vous, le crucifix de votre Dieu vaut dix dinars. Or, tout Roi est mortel, et son pouvoir provient de Dieu. Le Roi, ne peut valoir autant que Dieu, mais un peu moins. C’est pourquoi je n’ai retiré qu’un seul dinar à la valeur du crucifix où est représenté votre Dieu...  ».

 

Le Roi  était enchanté devant tant d’audace et de bon sens. Plus joyeux que jamais, il conclut:

« Voilà qui est bien dit ! C’était au fond la seule façon de me répondre, car toute estimation aurait forcément été fausse. Mais voyons plutôt comment vous allez répondre à ma troisième question, infiniment plus difficile que les deux premières réunies ! Indiquez-moi  ce que je pense ! »

Et le rabbin répliqua, sans se troubler le moins du monde: « Vous pensez, majesté, que je suis l’Evêque. Mais en fait, cela est faux. Je suis un rabbin capturé lors d’un voyage en mer et que votre Evêque a acheté à un marchand d’esclaves. J’affronte à sa place le danger de vos redoutables énigmes ».

Le Roi était stupéfait par la dernière réponse, et son amusement ne connaissait plus de bornes. Son entourage voyant qu’il ne se fâchait pas, commençait aussi à avouer l’intérêt pris par cette joute oratoire... Le Roi conclut, fidèle à sa parole:

« Vous êtes le seul qui ait réussi mon épreuve. Je vous nomme Ministre ».

Mais ce n’était pas cela que souhaitait le rabbin. Il ne recherchait ni honneur, ni pouvoir, ni célébrité. Avec la permission du Roi, il put retrouver la liberté et retourna à son étude.

 

La légende rapporte que le héros de cette histoire n’était autre que le fameux Rabbi Abraham Ibn Ezra.



[1] Source orale marocaine. Il  existe des centaines de contes de ce type dans le folklore de différents peuples : Afghanistan, Yemen, Hongrie, Pologne...  Les contes non-juifs n’ayant pas Rabbi Abraham Ibn Ezra comme héros, évidemment. D’après P. Sadeh. pp. 220-221, et note p. 434.

 

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