La mémoire provençale de Ellel

 

 

La mémoire provençale de Ellel

 

~ Récit familial

(Provincia ou Provence, ? ; Constantine,  19ème et 20ème siècle) ~

 

   A Bône, Ellèl Lévi transmit à son fils Liaou ce que son propre père, Mardoché, lui avait enseigné à Constantine: « Notre famille est originaire de Provence ». Cela, était répété de père en fils depuis fort longtemps, car la famille tenait à garder la mémoire du lieu où avaient vécurs les ancêtres avant l'expulsion quoi les avait jetés sur les routes [1]. Au bout de leurs pérégrinations, c'est en Afrique du Nord, dans l'Est algérien, qu'ils avaient refait des racines.

 

Les expulsions s'étaient multipliées en Europe, locales, générales, temporaires ou définitives. Ce fut d'abord celle des Juifs d'Angleterre en 1290, suivie de tant d'autres: celles des Juifs de France et de Provincia (en 1306 puis en 1394)... Les Juifs furent expulsés par l'Autriche (1420), l'Espagne (1492), le Portugal (1496), la Provence (1501)!

Les ancêtres d’Ellèl ayant pu traverser la mer, se sont établis dans les Etats barbaresques. L'Afrique du Nord avait une tradition d'accueil: nombreux furent les Juifs qui s'y établirent, comme les réfugiés d'Espagne fuyant les massacres de 1391, et ou les mégorashim, ceux qui en furent expulsés après 1492.

Ellèl savait qu'il disait vrai, parce que cette information sur les origines de sa famille lui avait été précieusement transmise par son propre père. Lui-même le tenait de son propre père, et ce depuis le départ de l'ancêtre de la rive européenne de la Méditerranée. Chaque père avait tenu à l'enseigner à la nouvelle génération.

Ellèl et ses enfants, pendant tout les 19ème et 20eme siècles ont revendiqué pour leur patronyme une orthographe qui avait valeur de preuve. Ils s'appelaient Levi: Levi, avec un "e" et non un "é" accent aigu, et avec un "i" et non pas un "y". C'était ainsi que leur nom s'écrivaient autrefois, en "Provence" lorsqu'il fallait utiliser des lettres latines et non pas les belles lettres hébraïques. Mais allez donc savoir pourquoi, les employés des services de l'Etat civil Constantine ou Bône écrivaient parfois leur nom avec une autre orthographe (Lévy)  malgré les protestations des déclarants à ce propos.

Ellèl (un frère ou un cousin avait reçu le prénom de Chamaï) était bijoutier et rabbin ; est né à Constantine vers 1799,  une trentaine d'années avant la conquête française, il s'établit à Bône par la suite. On  raconte qu'il est mort plus que centenaire, une veille de chabbat en faisant le kiddouch. Ce qui évidemment était interprété très positivement. Son souvenir est resté dans sa famille sous le nom de "Baba Ellèl". En quelques siècles, le prénom fut parfois déformé, coloré à la manière maghrébine  à cause de la prononciation d'influence judéo-arabe [2] et de l'ignorance des employés de services français de l'état-civil. C'est ainsi que Hillel devint Ellèl puis Allil attendant le jour certain où il devrait retrouver sa forme initiale.

Ses enfants, et leurs enfants à leur tour, n'ont pas manqué pas de transmettre à leur tour la précieuse information venue des ancêtres provençaux: « Notre famille est originaire de 'Provence', et notre nom s'écrit LEVI ».

 

Hanna, l'une des petites-filles d’Ellèl tint à nommer son fils du prénom de son aïeul. Quatre cent ans après l'expulsion de sa famille ce garçon, mobilisé comme artilleur à l'occasion de la Première Guerre mondiale, fut le premier des siens à revenir sur le sol de Provence. Il venait apporter sa contribution à la défense de la France. Il participa aux combats du Chemin des Dames et fut décoré de la Croix de Guerre. Bien plus tard, son petit-fils - à qui avait été attribué le prénom de son grand-père - s’établit à Montpellier, dans l’ancienne région de Provincia.


[1] L’expulsion des Juifs de "Provincia" date du 14ème siècle (les Juifs habitant le Languedoc partie du Royaume de France ont été expulsés alors). L'expulsion des Juifs habitant la "Provence" proprement dite ne l’ont été qu'en 1501, soit quelques années après l’annexion de Provence par la France. Lorsque l’on parlait de « Provence » dans la famille Lévi cela pouvait aussi bien signifier la « Provincia » (donc une région comprenant le Languedoc et la Provence actuelles) que la Provence au-delà de la rive gauche du Rhône. 

[2] De même « Amèn » - la réponse aux bénédictions - devenait souvent « Amin » dans la bouche des juifs d’Afrique du Nord.

 

(c) Hillel Bakis, 2013, complété au printemps 2016

 

 

 

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