39* Trois catégories de lois

 

Les trois catégories de lois de la Torah

 

זֹ֚את חֻקַּ֣ת הַתּוֹרָ֔ה אֲשֶׁר־צִוָּ֥ה  יי לֵאמֹ֑ר

« Voici les lois de la Torah que Hachèm a ordonné à Moché en disant … » (Bamidbar 19, 2)[1] 

 

וְשָֽׁמַרְתָּ֨ אֶת־הַמִּצְוָ֜ה וְאֶת־הַֽחֻקִּ֣ים וְאֶת־הַמִּשְׁפָּטִ֗ים אֲשֶׁ֨ר אָֽנֹכִ֧י מְצַוְּךָ֛ הַיּ֖וֹם לַֽעֲשׂוֹתָֽם׃

« Et tu garderas la mitsva, et les statuts et les ordonnances… » (Débarim 7, 11).

 

 

Il existe trois grands types de lois dans la Torah, plus ou moins intelligibles à l’homme :

 - les jugements (הַמִּשְׁפָּטִ֗ים  michpatim) sont conforme à une rationalité sociale ; ils   s’imposent à l’évidence et auraient pu être institués par l’individu ou la société : ne pas tuer [2] ; respecter les droits d’autrui ; pratiquer la charité ; prononcer des décisions de la justice et les faire appliquer [3] ;

- les témoignages (‘Edouyot -‘édout au singulier) révélés par Hachèm, sont des lois accessibles à l’intelligence humaine. Ainsi, l’homme aurait pu découvrir la nécessité physique du repos périodique ; fixer un jour par semaine est utile ; la terminologie marxiste parlerait de « reconstitution par l’homme de sa force de travail » comme à ce que. Mais la signification du chabbat va bien au-delà du repos : c’est, d’abord, la sanctification de ce jour, telle qu’elle est ordonnée par Hachèm. De même, on peut comprendre la nécessité pour un peuple de fixer des jours de commémoration qui sont l’expression symbolique de l’identité nationale. Mais le respect des fêtes de pèlerinage va bien au-delà de la symbolique identitaire, en l’occurrence commémoration de la libération de l’esclavage (Pessa’h) ; don de la Torah (Chabou’ot), retour des nuées de gloire sur le camp du désert après le pardon de la faute du veau d’or et le début de la construction du Tabernacle (Souccot). Le respect des fêtes de pèlerinage traduit l’obéissance à l’ordre de Hachèm relatif à la commémoration de ces événements;

- les statuts divins (au pluriel : הַֽחֻקִּ֣ים  'Houkim ; au singulier : 'hok). Ce mot est aussi présent dans la Torah avec le sens de loi, de règlement [4], et aujourd’hui, en hébreu moderne, 'Hok, signifie « loi ». Dans le Targoum Onkelos, זֹ֚את חֻקַּ֣ת הַתּוֹרָ֔ה  est rendu par דא גזירת אורייתא : le mot 'hok est traduit par guezeira (un décret).  Le mot 'hok vient d’une racine qui veut dire : inciser et graver ('hakak). Il est utilisé pour des prescriptions divines qui demandent une foi entière car elles ne semblent pas logiques et dépassent le niveau de compréhension de l’être humain. C’est « l'insertion d'une réalité spirituelle dans le réel » [5]

 

Il n’est pas écrit « ’Houkat… » mais זֹ֚את חֻקַּ֣ת הַתּוֹרָ֔ה « Zot Houkat »  (« Ceci est la Loi… »). Or ha’Haïm hakadoch enseigne : ceci concerne toute la Torah. Toutes les lois, même celles dont on estime comprendre les raisons, doivent être respectées parce qu’elles ont été ordonnées par Hachèm. Chercher à comprendre ces raisons peut même nuire à leur parfaite observance. Par le mot זֹ֚את  la Torah nous fait comprendre qu’elle n’expose pas ici un cas particulier, mais qu’elle donne un enseignement valable pour tous les commandements de la Torah. Il existe une limite infranchissable à la connaissance humaine. Les capacités de l’intelligence humaine doivent s’effacer devant la volonté du Créateur. Le rôle de l’homme n’est pas de comprendre la volonté divine. D’ailleurs, le mot français « comprendre » ne peut s’appliquer à la Torah, livre infini qui contient la parole divine. Tout au plus peut-on en saisir certains niveaux ; qui peut prétendre comprendre toutes les dimensions du pchat, du derach, du remez, du sod ? « Comprendre » laisse entendre que l’entendement humain peut entièrement « saisir par l’esprit » la Torah ; cela n’est pas réaliste pour la Torah  et, notamment, pour ses ‘Houkim. Au contraire, le mot « léavin » suggère qu’en cherchant à « comprendre » la Torah, on entre dans un processus ; dans une construction progressive et non dans l’obtention d’un résultat absolu [6]. Parfois, on croit déceler des éléments expliquant ces lois [7] ; pourtant, même alors, on n’accède pas à une pleine compréhension car, dans le cas des ‘houkim, la rationalité usuelle fondée sur la logique est inopérante. Ce sont des lois sans raison apparente dont le respect tient à la crainte de Hachèm et non à l’acceptation des commandements à la suite de leur examen à la lumière de la raison.

Rachi enseigne : « Il s’agit de commandements au respect desquels nous serions tentés de nous soustraire, soit sous l’influence de notre penchant au mal, soit sous celle des nations du monde » [8]. Voici quelques cas de ‘houkim [9]:

. Les règles relatives à la vache rousse (para adouma) dont les cendres entrent dans la composition de l’eau lustrale servant à purifier ceux qui sont devenus impurs suite au contact avec un cadavre ; paradoxalement, celui qui effectue cette purification devient lui-même rituellement impur [10] ;

. La mitsva du lévirat qui veut que, lorsqu’un homme mourrait sans enfant, un de ses frères devait épouser sa veuve (yiboum[11]. Cela peut ne pas sembler logique car, en dehors de ce cas précis, la loi interdit d’épouser sa belle-sœur ;

     . La loi du bouc émissaire de Kippour: envoyé vers ‘Azazel au désert (sayir la’azael) : alors qu’il rendait impur celui qui le conduisait[12], il purifiait tous les autres ;

      . Les prescriptions relatives à l’interdiction de profiter d’un tissu mixte en laine et lin (cha’atnez [13]). Elles défient la logique car la Torah autorise ailleurs ce mélange ; ou pour certains vêtements des Kohanim pour leur service  au Bet hamikdach  [14].

     On peut rapprocher de la catégorie du ‘hok :

- les prescriptions relatives aux kilayim [15] – Il est interdit de semer des espèces mélangées comme du blé dans une vigne mais il est permis de semer ces graines séparément (en des lieux différents);

- les lois de cacherout en général, et notamment celles concernant la consommation du mélange viande et lait [16].

 Selon le midrach l’explication du ‘Hok de la vache rousse était connue de Moché et de Rabbi ‘Akiba[17]. Le roi Chélomo comprenait  le sens de tous les Houkim de la Torah, mais cependant, l’un d’eux est resté pour lui sans explication: celui de la vache rousse justement.  Or, la sagesse de Chélomo est proverbiale. Même l’observance de Chélomo ne doit rien à sa science, à sa sagesse. Ce n’est pas parce qu’il aurait compris tous les tenants et aboutissants des lois qu’il avait foi en Dieu. Son incapacité à comprendre le ‘Hok de la vache rousse, transcendait toute son observance des autres lois divines : il les observait toutes (intelligibles ou non à l’intellect humain) du fait de sa foi en Dieu Bien que l’on puisse trouver des raisons à certains et non à quelques autres, chaque commandement « ne peut être compris que dans sa relation à l’ensemble de la Torah » [18], comme on l’a indiqué le Roi David: מִשְׁפְּטֵי-יְהוָה אֱמֶת; צָדְקוּ יַחְדָּו.  « Les commandements de Dieu sont vérité. Ils sont justes ensemble » (Ps. 19, 10)[19]. Et le Ben Ich ‘Haï זצ"ל  enseigne : « L’homme acquiert un grand mérite en observant ces interdits car, étant apparemment incompréhensibles, le Satan et les non-juifs s’en moquent et ridiculisent les Juifs qui les observent [20]

Pour R’ Yo'hanan ben Zakaï, le 'hok est le « prototype de toute la logique juive »[21]. Si une certaine eau purifie, comment peut-elle  aussi rendre impur ? Si le contact avec un mort rend impur, comment le contact avec un tsadik mort peut-il ne pas rendre impur[22] ? Le ‘hok de la vache rousse, démontre que ce n'est pas le contact du mort qui rend impur, ni l'eau qui purifie[23].
 

 

Voir aussi : [24]

 
 
 


[1] « Lémor signifie l'obligation de transmettre, c'est-à-dire l'idée de la responsabilité vis à vis d'autrui avec tout ce que cela implique » écrit R’ R. Cohen, Imré Cohen. Rabbi Guerchon parle, L’Arche du livre, Marseille.

[2] Même sans aucun sens moral, on comprend que tuer quelqu’un peut attirer beaucoup d’ennuis car les proches de la personne assassinée peuvent vouloir venger ce dernier.

[3] Nombre de mitsvot sont accomplies sans que l’on ne soit tenu de réciter des bénédictions concentant ...אשר קדשנו במצותיו וצונו ....  (acte de tsédaka ou respect des parents, par exemple). Les mitsvot sont classées en deux grandes catégories par R’ Ba’hia Ibn Pakuka זצ"ל : celles révélées par la tradition, et celles pouvant être confirmées par l’intelligence humaine. Ces dernières n’ont pas été distinguées par les Sages. Cit. R’ Munk, Kol hatorah, sur Bamidbar 15, 40,  p 155.

[4] Le mot 'hok est utilisé dans le sens de loi, à la fin de la paracha Wayigach qui explique l’origine d’un impot agricole égyptien : וַיָּ֣שֶׂם אֹתָ֣הּ יוֹסֵ֡ף לְחֹק֩ עַד־הַיּ֨וֹם הַזֶּ֜ה עַל־אַדְמַ֥ת מִצְרַ֛יִם לְפַרְעֹ֖ה לַחֹ֑מֶשׁ רַ֞ק אַדְמַ֤ת הַכֹּֽהֲנִים֙ לְבַדָּ֔ם לֹ֥א הָֽיְתָ֖ה לְפַרְעֹֽה׃ « Et Yosef en fit une loi, jusqu’à ce jour pour la terre de l’Égypte : à Pharaon le cinquième. Seulement, les terres des prêtres, seuls, ne furent pas à Pharaon » (Béréchit 47, 26). On retrouve ce mot au début de la paracha Matot, lorsqu’il est question des vœux : אֵ֣לֶּה הַֽחֻקִּ֗ים אֲשֶׁ֨ר צִוָּ֤ה יְהוָה֙ אֶת־מֹשֶׁ֔ה בֵּ֥ין אִ֖ישׁ לְאִשְׁתּ֑וֹ בֵּֽין־אָ֣ב לְבִתּ֔וֹ בִּנְעֻרֶ֖יהָ בֵּ֥ית אָבִֽיהָ׃ « Voilà les lois que Hachèm a ordonnées à Moché, entre l’homme et sa femme, entre le père et sa fille dans sa jeunesse, dans la maison de son père » (Bamidbar 30, 17). R’ Y. R. Dufour א’’שליט (Modia’, sur la paracha 'Houkat). Ce mot est aussi utilisé pour: coutume וַתְּהִי־חֹ֖ק בְּיִשְׂרָאֵֽל  « Et ce fut une coutume en Israël » (Chofétim 11, 39-40); -  mesure de contenu ou de temps:     לֶ֣חֶם חֻקִּֽי«  ma part de pain » (Michlé 30, 8); וְאָֽכְל֤וּ אֶת־חֻקָּם֙ אֲשֶׁ֨ר נָתַ֤ן לָהֶם֙ פַּרְעֹ֔ה  « car [les prêtres] mangent leur part que leur avait donnée Pharaon » (Béréchit 47, 22); מַדּ֡וּעַ לֹא֩ כִלִּיתֶ֨ם חָקְכֶ֤ם לִלְבֹּן֙ « Pourquoi n’avez-vous pas achevé votre part, pour construire… » (Chémot 5, 14).

[5] Selon la formulation de R’ Y. R. Dufour, Modia’, sur la paracha).

[6] Inspiré par une dracha de R’ D. Kassabi א’’שליט, Montpellier, juin 2010. Noter que le mot « léavin » est de la même famille que de « construire » (binyan).

[7] Ainsi, un enseignement rabbinique précise que la viande est en relation avec l’attribut divin de justice (din), alors que le lait renvoie à l’attribut divin de miséricorde.

[8] Commentaire d’un verset de la paracha Tolédot (Béréchit 26,5).

[9] Quatre cas sont analysés par le Midrach Tan'houma ('Houkat 7), cit. R’ Dufour א’’שליט (Modia’ sur la paracha).

[10] On peut aussi être étonné : tous les sacrifices concernent des animaux mâles, sauf en ce cas.

[11] S’il veut renoncer à cette obligation et libérer sa belle-sœur, il doit se soumettre au rite de 'halitsa (Débarim 25, 5-10).

[12] וְהַֽמְשַׁלֵּ֤חַ אֶת־הַשָּׂעִיר֙ לַֽעֲזָאזֵ֔ל יְכַבֵּ֣ס בְּגָדָ֔יו וְרָחַ֥ץ אֶת־בְּשָׂר֖וֹ בַּמָּ֑יִם וְאַֽחֲרֵי־כֵ֖ן יָב֥וֹא אֶל־הַֽמַּחֲנֶֽה׃  « Et celui qui aura conduit le bouc pour ‘Azazel, lavera ses vêtements, et lavera sa chair dans l’eau ; et après cela, il rentrera dans le camp. » (Wayikra 16,26)

[13]  Wayikra 19,19; Débarim 22,11. Voir notre dracha sur le sujet dans le chapitre Ki Tétsé.

[14] Le R’ Dufour א’’שליט précise : hormis le cas du voile de prière ou talit (Modia’ sur la paracha).

[15] Mélange d’espèces différentes (כ'לא'ם ).

[16] ‘Hok cité par Rachi: (sur Béréchit 26,5). Lait et viande sont permis, s’ils sont consommés séparément, mais ils sont interdits mélangés. Notons que pour Rachi, l’interdiction de manger du porc est un ‘hok de la Torah.

[17] Midrach Raba, cit. R’ Munk, Kol hatorah, sur Bamidbar 19, 1, p 186.

[18] R’ Léon Askénazi (1997), Leçons sur la Torah. Notes sur la Paracha. Edition de 2007, A. Michel, p. 385.

[19] Enseignement du R’ Ben Tsion Ouziel זצ"ל  cit. R’ Léon Askénazi (1997), p. 385.

[20] R’ Yossef ‘Haïm (1993), Ben Ich ‘Haï halakhoth, Bamidbar, deuxième année. Chéla’h lékha, Gallia, Jérusalem, p. 53.

[21] Bamidbar Raba 19, 8, cit. R’ Y. R. Dufour, Modia’, sur la paracha).

[22] Cela est le cas si le mort est un tsadik. Les justes «  ne rendent pas impurs, même par leur mort (motif pour lequel des Cohanim ont accompagné la dépouille de quelques géants de la Torah alors que la règle générale l'interdit) ».  R’ Y. R. Dufour, Modia’, sur la paracha).

[23] Comme le dit le Ramban : lo hamét métamé vé lo hamayim métaharim éla amar Ha Kadoche Baroukh Hou:’ 'houka 'hakati, guézéra gazarti’. (R’ Y. R. Dufour, Modia’, sur la paracha).

[24] R’ Y. R. Dufour, Modia’, sur la paracha.

 

 

Révisions de forme: le 19 avril 2016 

 

 

 

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