III - LE CONTEXTE HISTORIQUE DES LIVRES DES PROPHETES
La lecture des haftarotes peut présenter des difficultés de natures différentes.
Le lecteur des prophètes comme le fidèle lisant la haftara peuvent rencontrer des difficultés avec le sens littéral lorsque semaine après semaines, les haftarotes se succèdent en relatant des faits qui se sont produits à des périodes variées. La confusion peut venir d’une difficulté à appréhender le déroulement des événements car l’ordre des haftarotes n’est pas chronologique. Les textes se succèdent semaine après semaines en passant de textes relatant la conquête de la terre de Kéna’an par Yéochoua’ (Josué) à d’autres, de Yérmiyahou (Jérémie) parlant de l’imminente destruction du Bet Hamikdach ; certaines haftaraot parlent des derniers jours du roi David à Jérusalem, ou d’une vision du prophète Yé’hezkiel exilé à Babel. On parle, dans le plus grand désordre chronologique, des batailles menées par les suffètes (juges) tels Chimchon ou Débora, mais aussi du siège de Samarie, de la construction du Temple de Jérusalem ou de sa destruction, des batailles des roi Chaoul ou David contre les Philistins…
Si l’on représentait par un graphique la succession des époques des haftarotes dans l’année juive, on verrait une ligne en zig zag ! L’histoire juive, vue par le lecteur des haftarotes n’est pas le cours régulier d’un fleuve tranquille débouchant sur une apothéose qui serait la venue du Messie et la construction du troisième Temple ! On découvrirait une perception de l’histoire juive en dents de scie. Des hauts et des bas, des périodes fastes et des périodes de sièges ou de batailles où la survie d’un peuple est en jeu.
Si le fidèle n’est pas familiarisé avec l’histoire d’Israël, la succession des haftarotes sera pour lui une série de clignotements désordonnés dont il ne percevra pas le fil conducteur. D'où l'importance d'accompagner les drachot sur les haftarot de précisions sur le contexte historique.
En fait il y a bien une logique, mais ce n’est pas celle de la pédagogie de l’histoire. C’est celle de la relation du texte des prophètes avec, soit, la paracha de la semaine, soit le jour de l’année (fête, jeûne, etc.).
Peut-être peut-on voir aussi, dans cette succession de textes « chronologiquement désordonnés » une manière pleine de sens d’enseigner l’histoire. Il y là une absence de volonté de magnifier a postériori un certain déroulement des faits. Les haftarotes successives contraignent le fidèle à apprendre non pas une histoire soigneusement construite, mais au contraire une série d’épisodes. Il doit édifier sa culture historique pour relier entre eux ces épisodes, dans un effort studieux quotidien à côté des autres sujets d’étude : Torah, halakha, talmud, etc. Un effort pour maintenir vivante la tradition rabbinique et la voix des prophètes dans sa famille, dans sa communauté, etc., à travers les générations.
La confusion peut venir aussi de l’écho de débats sur l’historicité de la Bible portés par des historiens et archéologues. Faut-il rappeler que la Torah n’est pas un traité scientifique, elle n’est pas, non plus, un livre d’histoire. Elle « exprime d’abord la structure spirituelle du monde » [1]. D’ailleurs, peu importent les résultats des fouilles archéologiques car quels qu’ils soient, ils n’enlèvent rien à la valeur spirituelle de ce texte qui est d’un tout autre niveau. Inspiré, ce texte relate une « histoire » qui ne répond pas à ce qu’entendent par ce mot les historiens officiels : ces textes ne sont pas forcément "historiques" au sens d’événements intégralement déroulés dans le passé [2]… Mais ce qui est mieux qu’historique, c’est que ce texte révélé a eu l’effet voulu par cette révélation, c’est-à-dire mobiliser un peuple qui, lui, s’est incarné dans l’histoire, avec des valeurs à défendre, un peuple forgé pour avancer, pour ne pas se satisfaire de situations que d’autres peuvent trouver « normal » et « supportable » au grand bénéfices de tous les pouvoirs et de tous les dogmes figés. Il y a là un véritable effet historique. Aussi, peu importe le débat qui consiste à discuter de la datation réelle ou supposée de ruines et objets enfouis. Ce débat n’est pas pertinent du point de vue de la foi et de « la philosophie de l’histoire » juive. Peu importe ce que l’on trouve. On sait qu’il a existé et qu’il existe un peuple vivant, qui a une foi bien précise ; une foi distincte de celles des peuples du monde. Une foi qui a influé sur la civilisation du monde en y important des valeurs dont les plus importantes ont été prises en compte par les autres nations.
De (prétendus) historiens israéliens dits ‘post-sioniste’ ou ‘révisionnistes’ ou ‘nihilistes’ vont jusqu'à nier l’existence même des Hébreux, de Moché, de la révélation sinaïtique, et même du royaume de David et du Temple de Jérusalem! Leur approche est celle de gens qui pour d’obscures raisons semblent avoir des comptes à « régler » avec leur identité juive non supportée. Ou bien, s’agit-il simplement de spécialistes qui, le nez dans la poussière de leur fouilles, ont perdu de vue la réalité d’une foi millénaire ? Ils veulent oublier une claire manifestation de l’enjeu de la Bible.
Quelle connaissance cherche-t-on à « arracher aux sables » alors que la réalité (le message monothéiste) est en plein lumière ? Le message transmis par ce texte a été transmis à l’humanité –cela est attesté. Malgré les efforts déployés par des adversaires visant à l’éradication physique ou spirituelle des porteurs du message de la Bible, il est toujours « resté un reste » de ceux-ci et la foi en la Torah est toujours vive. C’est de la réalité et de l’Histoire que relève le message des patriarches et des prophètes. Un espoir moteur qui n’est pas sans relation avec nombre de fait marquants de l’histoire (officielle) du monde. Le possible passage de l’esclavage à la liberté ; l’adoption de principes juridiques issus de la Bible dans les législation mondiales dont le Code Napoléon au début du 19ème s. la foi constructive en une prochaine fin de l’exil avec la venue du Messie et l'avènement d'un monde meilleur pour l'ensemble de l'humanité…
Le Tanakh en général, et la lecture des haftarotes telle que fixée par la tradition rabbinique en particulier, ont un objectif religieux, une raison d’être cultuelle. Ces textes ont aussi une dimension morale ou édifiante.
Pourtant il est difficile de ne pas relever la relation à l’Histoire de ces textes. D’abord parce qu’elle relate souvent des faits précis qui semblent refléter les chroniques établies par les scribes des rois d’Israël [3]. « Dès le début de l’époque royale, des scribes étaient attachés au palais et consignaient les événements majeurs de la vie des rois » écrit A. Chouraqui qui précise: le « caractère le plus frappant de cette littérature est sa volonté de sincérité totale. L’auteur note les faits sans céder jamais à l’apologétique. Il décrit, souvent avec une grande sévérité, les faiblesses de son peuple, et quand il fait le portrait des rois, il n’omet de mentionner aucune de leurs faiblesses » [4].
Avec la pratique de l’archéologie, certains se sont saisis des résultats de cette discipline (qui comme toute pratique scientifique a ses limites) pour démontrer que la Bible dit vrai, ou au contraire que ce qu’elle avance n’est pas prouvé par la recherche. L’intérêt passionné pour « l’archéologie biblique » depuis la seconde moitié du XIXème siècle est alimenté par la volonté de trouver des concordances entre le texte et les résultats de la démarche archéologique afin de prouver l’historicité de la Bible [5]. La bonne connaissance du texte apporte d’utiles lumières sur certaines découvertes, à tel point que la Bible faisait partie de « l’équipement » de nombreux archéologues. Aux premiers temps de la recherche [6], les informations historiques du texte biblique sur le royaume unifié de Chaoul, puis de David et de Chélomo ont été considérées comme sûres [7].
Depuis 1980 et plus récemment, des doutes ont été émis sur la valeur historique du texte biblique, doutes dont les excès vont jusqu’à faire de David une simple figure légendaire. Ces doutes ne procèdent pas tous des indispensables précautions de toute bonne démarche scientifique. L’archéologie a été instrumentalisée par les courants post-sioniste (juif), et antisionistes. Il en résulte des arrrières-pensées politiques qui, sous couvert du débat scientifique, vise principalement à nier le caractère juif des lieux saints de notre peuple, et toute justification à l’existence d’un Etat juif en Erets Yisraël.
Ont été contestées, notamment, l’importance du royaume de David et de sa capitale, l’antiquité d'une organisation royale, l’activité des scribes à l’extérieur de Jérusalem. Certains vont jusqu’à nier toute existence du peuple juif dans l’antiquité. Or, sans partager les enseignements rabbiniques quant à l’histoire du peuple juif, l’archéologue américain W. G. Dever a démontré les excès peu raisonnables de la démarche politique des archéologues post-sionistes [8]. Ainsi, quant à David, c'est bien d’une figure historique (Biran & Naveh 1995) qu’attestent les fragments de la stèle de de basalte noir découverte à Tel Dan en 1993 et 1994 : cette stèle commémore la victoire du roi araméen Hazaël ou de son fils, Bar-Hadad II (8ème ou 9ème siècle AEC) sur les Israélites. On y lit les lettres « ביתדוד » « Maison de David » et ce serait la première identification du roi David sur un vestige archéologique.
La confusion peut venir aussi de discordances chronologiques dans la datation des faits selon la tradition juive et la datation affirmée par des universitaires (historiens, archéologues).
Cette difficulté existe. Dès que l’on tente de comparer les indications chronologiques tirées de la tradition rabbinique avec celles qu’avancent les historiens, on se retrouve dans la plus grande confusion, plusieurs dates étant en concurrence pour un même fait, ou une même période relatée par la Bible. Ces débats seront ignorés ici, car le but de cet ouvrage n’est pas de prouver tout ou partie de la véracité historique des faits rapportés par le Tanakh, ou de valider la datation rabbinique. Certains se sont lancés sur ce terrain, intéressant certes, mais ne correspondant pas à l’objet de cet ouvrage.
Il s’agit ici de rester proche de la tradition rabbinique orthodoxe afin d’aider le fidèle à mieux aborder les haftarotes. La Bible n’a pas à être « validée » ou « infirmée » puisque, pour les croyants, elle représente la parole divine qui se situe à un tout autre plan : « livre religieux, elle n’est pas d’abord un livre d’histoire, même si elle contient des données historiques » [9]. Emmanuel Levinas va en ce sens lorsqu'il écrit : « Ce n’est pas le passé d’Israël qui forme l’enseignement de la Bible, mais le jugement porté sur cette histoire. Faux ou vrai ? Cela ne dépend pas des documents profanes qui confirment ou infirment la matérialité des faits relatés, mais de la vérité humaine de cet enseignement" (Difficile liberté, 1984).
Ceci dit, il semble utile de fournir ici quelques indications pour que le lecteur puisse replacer chronologiquement près les textes qu’il lit et entend à maintes occasions (chabbats ordinaires ou spéciaux, solennités, jeûnes) dans leur contexte historique.
NOTES introduction III
[1] Comme nous l’a rappelé R’ Yéhouda Naouri א’’שליט à Jérusalem, communication orale, novembre 2006.
[2] Ce qui dans ce cas justifierait la recherche d’une adéquation avec les découvertes de « preuves » archéologiques.
[3] Les versets suivants font allusion à l’activité de tels scribesוּשְׂרָיָ֖ה סוֹפֵֽר׃ « Et Seraya, scribe » (2 Chémouel8,17); וִיהֽוֹשָׁפָ֥ט בֶּן־אֲחִיל֖וּד הַמַּזְכִּֽיר׃ « et Yehochafat fils d’A’hiloud était rédacteur des chroniques » (2 Chémouel20, 24); ושיא (וּשְׁוָ֖א) סֹפֵ֑ר « et Sheva était scribe » (2 Chémouel 20, 25). Le verset suivant parle des officiers de Chélomo chargés d’écrire des chroniques: אֱלִיחֹ֧רֶף וַֽאֲחִיָּ֛ה בְּנֵ֥י שִׁישָׁ֖א סֹֽפְרִ֑ים {ס} יְהֽוֹשָׁפָ֥ט בֶּן־אֲחִיל֖וּד הַמַּזְכִּֽיר׃ « Eli’horèf et A’hiya, les fils de Chisha, scribes; Yehochafat fils de ’A’hiloud, rédacteur des chroniques » (1 Mélakhim 4,3).
[4] Avant sa traduction de Mélakhim (Rois).
[5] Dès 1865, la reine Victoria patronnait le « Palestine Exploration Fund ». En 1890, les Dominicains fondaient une institution qui, en 1920, deviendra l’Ecole archologique française. Mais la confrontation de l’archéologie et de la Bible (souvent mal comprise par des historiens ignorant tout des études rabbiniques) n’a rien d’évident.
[6] Dans les travaux de B. Mazar (1986) et de Y. Yadin (1958).
[7] “What is the historical value of the biblical narrative concerning the period of the United Monarchy? In the early days of research it was accepted as an accurate historical account (see, e.g., B. Mazar 1986; Yadin 1958). Since the 1980s serious doubts have been raised regarding this tradition, suggesting that it is merely a literary compilation dating from centuries later (see, e.g., Davies 1992; Thompson 1999). King David was, according to this view, a purely mythological figure. Although the inscription on the Tel Dan stele clearly indicates that he was indeed a historical figure (Biran and Naveh 1995), it is unclear if he was the ruler of a large empire or a small, dusty cow town.” Yosef Garfinkel & Ganor Saar « Khirbet Qeiyafa: Sha’arayim », in The Journal of Hebrew Scriptures, 8 , article 22.
[8] Dever William G. (2003), Aux origines d’Israël. Quand la Bible dit vrai. Belford, Paris, 287 p.
[9] Jacques Briend, « Bible et archéologie : dialogue entre deux disciplines », p. 410, chap. 46 (pp. 409-422), dans A. Lemaître (1998), Le monde de la Bible, Gallimard, folio, Paris, 717 p.