וְאִשָּׁ֣ה אַחַ֣ת
On remarque qu’il existe des maladies, des personnes souffrantes, et même la mort. On sait d’autre part, que selon l’un des treize articles de foi de Rambam, tout ce qui arrive sur terre émane directement de Hachèm. Aussi, lorsqu’on se place dans cette perspective, le bien et le mal – en fait, ce qui nous semble le bien et le mal - ne sont pas deux forces différentes et antagonistes et sont envoyées par le Dieu unique.
Cela peut gêner ou poser problème au croyant. Comment Dieu, qui est bon, peut-il envoyer la maladie ? Et, si telle est la volonté divine, sommes-nous autorisés à combattre les effets de Sa volonté [1] pour soulager la douleur ou guérir ? Ou bien, faut-il accepter la maladie et supporter la souffrance (tant la sienne que celle des autres) ? En d’autres termes, avons-nous le droit d’intervenir sur une décision divine ? Quelle est l’approche juive ?
En fait pour le judaïsme, « tout est autorisé, jusqu’au moment où on trouve un verset qui dit le contraire » [2]. Or, un verset semble bien devoir interdire l’action du médecin. Il est écrit en effet : כִּ֛י אֲנִ֥י יְהוָ֖ה רֹֽפְאֶֽךָ׃ « Car Moi [Hachèm, Je] suis ton médecin » (Chémot 15, 26) En fait, la permission de soigner vient d’un autre verset qui indique en substance : si vous avez causé un dommage à un autrui et que cet individu tombe malade, guérir vous le guérirez : אִם־יָק֞וּם וְהִתְהַלֵּ֥ךְ בַּח֛וּץ עַל־מִשְׁעַנְתּ֖וֹ וְנִקָּ֣ה הַמַּכֶּ֑ה רַ֥ק שִׁבְתּ֛וֹ יִתֵּ֖ן וְרַפֹּ֥א יְרַפֵּֽא׃ « Si [le blessé] se lève, et s’il se déplace dehors sur son appui, sera quitte celui qui a frappé, il indemnisera seulement son chômage et guérir, il fera guérir » (Chémot 21, 19). La répétition וְרַפֹּ֥א יְרַפֵּֽא wérapo yérapé indiquequenous aurons le devoir de le soigner. Et le verbe יְרַפֵּֽאest un verbe actif : « il doit soigner ». Voilà donc la source d’où vient la légitimité de la médecine pour le judaïsme ; elle est bien tirée d’un verset de la Torah [3].
On sait que « le Judaïsme a toujours été une religion de vie (il est écrit : וּבָֽחַרְתָּ֙ בַּֽחַיִּ֔ים ouba’harta ba’hayim « tu choisiras la vie » (Débarim 30,19) [4]. La vie, c’est-à-dire une véritable vie, faite d’épanouissement, d’harmonie. Le judaïsme ne prône pas la souffrance. Comme le judaïsme fait le choix de la vie, il faut tout mettre en œuvre pour la sauver. Il est nécessaire de soulager les souffrances des malades et de développer la connaissance de manière à intervenir au mieux pour faire cesser cette souffrance ou guérir » [5]. La halakha indique qu’il convient de consulter un médecin lorsqu’on est malade [6]. C’est même une mitsva.
De nombreuses pages du Talmud abordent des sujets médicaux. Comme cela apparaît dans le récit suivant. R’ Hanina tomba malade. R’ Yo’hanane lui fit une visite. Il demanda : « Tu souffres ? » R’ Hanina répondit : « Oui, beaucoup ! ». Il lui dit : « Puisque tu souffres tant, grande sera ta récompense ». A quoi R’ Hanina a répondu : « Je ne veux ni de la maladie ni de la récompense à la souffrance ! » [7]. On remarque au passage que, pour le Judaïsme la souffrance n’est pas désirable contrairement à ce que l’on peut observer dans d’autres religions où s’infliger des souffrances est considéré comme un moyen de réparer ses infractions religieuses (les processions de « pénitents »).
De nombreux rabbins étaient médecins, dont Rambam. L’exercice de ce métier par des rabbins peut sembler étonnant lorsqu’on sait que le Talmud enseigne : טוב שברופאים לגיהנם tov chébérofim liguéhinom, « Le meilleur des médecins [est voué] au guéhinom » (T.B.Kidouchine 82a).
On peut comprendre ce principe de plusieurs manières simultanées.
Le médecin voué au guéhinom c’est d’abord celui qui ne prend pas avis auprès d’un rav avant de prendre des décisions impliquent un risque de décès (voire une grave incapacité du patient). Un récit illustre cette idée : un grand chirurgien israélien, plutôt laïc, surprenait ses visiteurs car le portrait du ‘Hazone Ich trônait dans son bureau. Il affirmait sans rire : « C’est mon maitre en médecine ! » et expliquait comme suit : « Un jour, je devais opérer un patient. C’était l’opération ou la mort. Mais cette opération était risquée : ceux qui l’acceptaient perdaient la vue. Or, ce patient-là m’a dit qu’il devait prendre l’avis d’un rav avant d’accepter l’opération, et son rav qui était le ‘Hazone Ich, lui donna l’autorisation sous réserve que le chirurgien procède d’une manière précise. Et il dessina le cerveau en expliquant comment agir. Alors disait-il, il n’y aura pas de séquelles. C’est ce qui s’est produit. » Le chirurgien expliqua à son visiteur que cet événement lui avait fait prendre conscience qu’il avait été fait perdre la vue à des dizaines de ses patients en prenant seul la décision d’opérer. Il pensait que seul le point de vue médical comptait et que le risque devait être assumé par le patient ; en fait, il se trompait. Aussi, se considérant comme coupable, et cherchant à obtenir le pardon de ses patients, il alla remettre de l’argent à ces personnes afin de se faire pardonner de leur avoir fait perdre la vue.
Le médecin voué au guéhinom c’est aussi celui qui penserait maîtriser la maladie et être seul à causer la guérison : il n’a pas compris qu’il n’était que le partenaire de Hachèm. Rambam, dans la « Prière des médecins » qu’il a composée, écrit : « Eloigne de moi l'idée que je peux tout et donne-moi la force d'élargir mes connaissances ». L’importance de la prière du médecin, est soulignée à partir du procédé d’interprétation qu’est la guématria, à partir du טוב(bon) de טוב שברופאים לגיהנם , « Le meilleur des médecins [est voué] au guéhinom » (T.B.Kidouchine 82a). טובa pour valeur numérique dix-sept. Prière juive par excellence, la A’mida s’appelle aussi « les dix-huit bénédictions » car elle comptait ce nombre précis de bénédictions dans sa version d’origine (aujourd’hui dix-neuf, une ayant été ajoutée). L’une des dix-huit bénédictions demande la santé à Hachèm. Quel est le médecin qui mérite le guéhinom ? C’est celui qui, n’ayant pas compris le sens de son travail, ne fait que 17 bénédictions dans la A’mida au lieu des 18 attendues, et qui saute dans l’A’mida la bénédiction qui prie Hachèm d’accorde la santé (pensant que sa technique suffit pour cela) [8]. Ainsi, « il incombe au praticien d’avoir conscience de l’énorme responsabilité qui repose sur ses épaules, et de ce que la moindre erreur de sa part peut causer la mort du patient. C’est là également une mise en garde contre l’arrogance, ce risque majeur de la pratique médicale : Celui qui, parmi les médecins, se considère comme ‘le meilleur’ est promis aux douleurs de l’enfer » [9]. Pour le judaïsme, le médecin est considéré comme associé: il soigne (que la maladie du patient soit ou non une punition divine [10]) mais c’est Hachèm seul qui guérit [11].
Le médecin voué au guéhinom c’est enfin celui qui ne sait s’élever spirituellement car tout son temps, toutes ses pensées restent liées à la matière. Pour monter immédiatement au Gan ‘Eden, l’âme spirituelle doit avoir pu s’élever malgré son immersion dans un monde matériel. On pourrait donc expliquer l’affirmation du Talmud « le meilleur des médecins [est voué] au guéhinom » de cette manière : le médecin, à cause de son métier, ne peut suffisamment développer la dimension spirituelle de son âme car il voit et touche pense en permanence à des choses qui le ramènent au monde matériel. Son âme ayant moins d’occasions d’être sous une grande influence spirituelle, il lui faudrait donc passer par le guéhinom pour que l’âme souillée par ce séjour dans le monde matériel, puisse se régénérer [12].
Il faut remarque aussi que le malade, comme le médecin, doit être conscient qu’il doit prier (et solliciter des prières de ses visiteurs, de sa communauté ou de saints rabbin [13]). Le malade doit être dans cet état d’esprit [14]. Cela éclaire aussi un verset relatant une consultation médicale d’Assa, roi de Yéhouda, alors qu’il était à la fin de son règne. בִּשְׁנַ֣ת שָׁלֹ֔שׁ לְאָסָ֖א מֶ֣לֶךְ יְהוּדָ֑ה מָ֠לַךְ בַּעְשָׁ֨א בֶן־אֲחִיָּ֤ה עַל־כָּל־יִשְׂרָאֵל֙ בְּתִרְצָ֔ה עֶשְׂרִ֥ים וְאַרְבַּ֖ע שָׁנָֽה׃(I Mélakhim 15, 23). Soufrant des pieds, il consulta les médecins. Cette attitude est fautive, puisque ce faisant, Assa a placé sa confiance dans la seule habileté des médecins et non en Hachèm [15]. Le remède efficace aurait été (aussi) de modifier son comportement. La tradition affirme que sa maladie était une punition divine, car il avait astreint les érudits en Torah à des corvées, les distrayant de leur étude [16].
Cette haftara est donc l’occasion d’enseignements pratiques : il faut être conscient de la force de la prière qui a le pouvoir de modifier un décret divin [17] ; il faut aussi s’efforcer de prendre l’avis d’un rav avant une grave opération (risque vital ou risque de perte de moyens).
[1] N’est-il pas écrit : אמר רבא ואיתימא רב חסדא אם רואה אדם שיסורין באין עליו יפשפש במעשי» « Si quelqu’un voit des malheurs s’abattre sur lui, qu’il examine ses actes (T.B. Bérakhot 5a), comme il est ditנַחְפְּשָׂ֤ה דְרָכֵ֨ינוּ֙ וְֽנַחְקֹ֔רָה וְנָשׁ֖וּבָה עַד־יְהוָֽה׃ « cherchons et examinons nos voies et retournons vers Hachèm » (Eikha 3,40). Comme le remarque R’ Nosson Scherman א’’שליט « l’aspirine attaque le symptôme et non la maladie, reflet d’un malaise spirituel » (introduction à : Meir Zlotowitz (1987), Eikha/Les Lamentations, p. XXV, Artscrol, Colbo, Paris.
[2] Comme l’a dit R’ Didier Kassabi א’’שליט au nom de son rav (Séminaire La médecine, les Juifs et le judaïsme, Institut Maïmonide, Montpellier, séance du 26 janvier 2011). Evidemment, seul un Rav peut trancher la halakha car il connaît les enseignements de la Torah écrite et de la Torah orale, indispensable pour comprendre le texte écrit.
[3]Cette répétition permet aussi au médecin de réclamer des honoraires, comme l’indique la traduction du Targoum Onquelos : ואגר אסיא ישלים. « et il payera les honoraires du médecin » (trad. d’après Rachi sur le verset : « yéchalèm sakhar harofé »).
[4] הַֽחַיִּ֤ים וְהַמָּ֨וֶת֙ נָתַ֣תִּי לְפָנֶ֔יךָ הַבְּרָכָ֖ה וְהַקְּלָלָ֑ה וּבָֽחַרְתָּ֙ בַּֽחַיִּ֔ים לְמַ֥עַן תִּֽחְיֶ֖ה אַתָּ֥ה וְזַרְעֶֽךָ׃ « la vie et la mort J’ai donné devant toi, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta semence ».
[5] R’ Didier Kassabi (2011), Interventions, Séminaire La médecine, les Juifs et le judaïsme, 26 janvier.
[6] Choul‘han ‘aroukh, Yoré dé‘a 336, 1 et suivants.
[7] Cit. R’ Didier Kassabi (2011), Séminaire…, 26 janvier.
[8] Comme l’a expliqué R’ Didier Kassabi (2011), Séminaire…, 26 janvier.
[9] Jacques Kohn, www.techouvot.com, Messages 2636, 30 Novembre 2005.
[10] N’est-il pas écrit : אין ערוד ממית אלא החטא ממית« Ce n’est pas le venin qui tue mais le péché » (T.B. Bérakhot 33a). A l’inverse, le médicament ne peut agir à la racine du mal « l’aspirine attaque le symptôme et non la maladie, reflet d’un malaise spirituel » (R’ Nosson Scherman א’’שליט introduction à : Meir Zlotowitz (1987), Eikha/Les Lamentations, p. XXV, Artscrol, Colbo, Paris). Le soin incombe au médecin, mais Hachèm seul guérit.
[11] Comme l’enseigne le Chla hakadoch, cit. R’ Kassabi (2011), Séminaire La médecine, les Juifs et le judaïsme, 26 janvier.
[12] Interprétation citée d’après le Maharal, mais restitution libre. L’auteur encourage à approfondir le sujet en se référant au rav : hagadot hachasssur le traité Kidouchine.
[13] Pour le judaïsme, « il reste une capacité, pour un esprit spirituel, d’être au-dessus de la matière. En réalité, le rav n’a pas la capacité d’arrêter la maladie, mais celle d’intercéder en notre faveur » R’ Kassabi (2011), Séminaire La médecine, les Juifs et le judaïsme, 26 janvier.
[14] Et c’est pourquoi, lorsque l’on visite un malade, on lui demande s’il veut que l’on prie pour sa santé.
[15] Malbim, cit. R’ Jacques Kohn (2005), www.techouvot.com, Messages 2636, 30 nov.
[16] Radak sur T.B. Sota 10a, cité par R’ Jacques Kohn (2006), Réponse, 18 déc., www.techouvot.com.
[17] Moché a prié pour que Myriam guérisse.