Préface de Hillel Bakis à la première édition imprimée du livre de Y. Maser
Y. Maser, "Les Rabbins du Sud de la France au Moyen Age et leurs écrits. Les Sages de Provincia", Hotsaat Bakish, 2016, VIII-216 p. Montpellier (sous presses)
Préface
Les pages suivantes sont élaborées à partir d'une recherche menée à la fin des années 90 et au tout début des années 2000 par Y. Maser sur les Sages du Sud de la France au Moyen Age (Languedoc et périphérie)[1], recherche qui a débouché en 2002 sur un intéressant document reprographié en un nombre restreint d'exemplaires[2] et une note publiée sur un forum anglo-saxon Mail.Jewish Mailing List [3]. Ce texte présentait une cinquantaine de Sages du Sud de la France ayant vécu entre les 11ème et 14ème siècles en ces régions (Provence, Languedoc, Roussillon) que la littérature juive nomme Provincia (פרובינציה). Au Moyen Age en effet, tel était le "nom juif désignant les régions non rattachées au royaume de France" (correspondant à peu près à l’Occitanie) ; Tsarfat étant alors celui de la France du nord[4].
L'auteur a ouvert de nouveau le chantier de cette recherche en juillet 2015. Il a choisi notre site pour que ses résultats soient mis à la disposition du lectorat le plus large. Il nous a confié la brochure reprographiée en 2002 et nous l’avons scannée avec un logiciel de reconnaissances de caractères de manière à restituer un texte exploitable par un logiciel de traitement de textes. Entre juillet et novembre 2015, Y. Maser ainsi que le Pr. Simone Maser, son épouse, se sont penchés sur ces chapitres et y ont apporté des retouches de détail, des précisions et des compléments. Nous-même avons effectué notre travail d’éditeur en procédant, en plein accord avec l’auteur à quelques légères modifications et additions. A présent, nous sommes en mesure de publier une édition imprimée de ce texte.
Après quelques considérations générales, Y. Maser présente quelques synthèses thématiques sur les contributions des Sages de Provincia à l’étude du Talmud, de la Kabbale, de la traduction, de la médecine et des sciences notamment. Ensuite, quant aux Sages de Provincia, plus de cinquante notices ont été préparées, ce qui évidemment, n’a pas prétention à l’exhaustivité tant cette région a été riche en rabbins et savants. Parmi les Sages de Provincia répertoriés[5], l'auteur a choisi de ne retenir que les plus importants parmi ceux qui ont contribué au limmoud Torah et dont les enseignements sont toujours disponibles. Nombreux sont en effet les manuscrits inédits ou disparus ! On voit bien là son orientation pratique au service d'un but pédagogique. Par ailleurs, quelques tableaux synthétiques complètent ce travail.
L’auteur s’intéresse depuis longtemps à l’étude de la Torah[6]. Dans le présent ouvrage, il a pu montrer l'étendue de la contribution de ces Sages tant dans ses chapitres thématiques (Talmud, Kabbale, traduction, halakha...) que dans ses notices biobibliographiques. Il rappelle aussi leur précieuse affirmation : le Roua'h hakodech les a directement inspirés.
Y. Maser ne se contente pas d'apporter une riche documentation sur le sujet [7]; il agit en pédagogue invitant le lecteur à prendre connaissance d'extraits des oeuvres de certains de ces Sages ; il prône la consultation directe des manuscrits. L’auteur encourage le lecteur en affirmant que cela n'est pas impossible dès lors que ce dernier accepte de se familiariser avec la cursive hébraïque utilisée par ces Sages.
Alors que l’édition de cet ouvrage était largement engagée, le magazine Kountrass Famille, a publié un dossier sur "Les Juifs de Provence"[8]. La concordance de cette initiative venant de Jérusalem, capitale éternelle du peuple juif, avec celle de notre Institut Rabbi Yesha'ya qui édite l’ouvrage de Y. Maser nous donne à méditer. Peut-être est-il temps de mieux se pencher sur la production des rabbins médiévaux des terres de Provincia pour bénéficier de l'apport considérable de ces Richonim dans tous les domaines de la pensée juive et, plus généralement, dans le transfert de connaissances juives ou véhiculées par les Arabes au profit de la culture et la science en Europe.
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Les sources juives nomment « Provincia » le sud de la France. En ces lieux, des communautés ont vécu dont l’histoire mériterait d’être mieux connue[9]. En partie restituée[10], elle révèle un passé remarquable : Narbonne était une principauté juive au temps de Charlemagne.
Narbonne était alors une des rares villes d’Occident ayant conservé des relations commerciales actives avec le reste du monde et les Juifs y étaient les principaux agents du commerce : « ils avaient sur la Méditerranée une marine ; leur nombre et les services que rendait leur négoce contribuèrent beaucoup à leur menager un traitement plus doux »[11]. Ce terreau a permis le développement d’institutions et d’académies talmudiques qui ont perduré jusqu’au 14ème siècle. Il en a résulté une partie de la production littéraire des Richonim. Dans cette région de Provincia, les Juifs contribuèrent à la préparation de la Renaissance européenne par leurs traductions et leurs activités dans le domaine médical et scientifique.
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La belle tradition juive de Provincia fut complètement détruite suite à leur expulsion et la spoliation de leurs biens.
Une de routes prises par les exilés d’Angleterre (1290), de France (1306, 1394) et d’Espagne (1492) les mena vers la Terre d’Israël. C’est de Montpellier[12] qu’est parti le géographe et botaniste Rabbi Echtori ben Moché HaPar’hi[13] (v. 1282– v. 1357) suite à l’expulsion de 1306. Il s’installa plusieurs années à Perpignan qui, alors, n’appartenait pas à la France, avant de faire sa ‘alia. En Israël il écrivit un traité de halakha[14] sur les lois relatives à la Terre d'Israël tout en donnant de nombreuses informations sur l'histoire, la géographie, la faune et la flore de la Terre d’Israël. Il identifia 180 sites mentionnés dans le Tanakh et le Talmud dont Modi’in[15]. Parmi la communauté juive médiévale de Bet Shéan, il termina d’écrire le premier livre écrit en hébreu sur la géographie d’Erets Yisrael (1322) [16].
Dès le début du 19ème siècle, Chateaubriand apporta son témoignage suite à sa visite de Jérusalem. Parlant des Juifs, il écrit : « il faut voir ces légitimes maîtres de la Judée esclaves et étrangers dans leur propre pays : il faut les voir attendant, sous toutes les oppressions, un roi qui doit les délivrer… près du Temple, dont il ne reste pas pierre sur pierre !... Les Perses, les Grecs, les Romains, ont disparu de la terre ; et un petit peuple, dont l'origine précéda celle de ces grands peuples, existe encore sans mélanges dans les décombres de sa patrie. Si quelque chose, parmi les nations, porte le caractère du miracle, nous pensons que ce caractère est ici »[17].
L’éditeur, Hillel Bakis
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NOTES
[1] Ses références nombreuses sont détaillées à la fin de cet ouvrage.
[2] Voir : Maser, Yitschak (2002a), Les Sages de Provincia. Les Rabbins de Provincia et leurs écrits. Document reprographié, Montpellier, 151 p.
[3] Maser, Yitschak (2002b), "Ravad and the Sages of Provincia" (written: May, 31); published on Mail.Jewish Mailing List, Volume 36 Number 42, Jun 6, 2002, http://www.ottmall.com/mj_ht_arch/v36/mj_v36i42.html.
[4] Huser, Astrid & Claude, de Mecquenem (2009), "Tsarfat et Provintzia, aspects des judaïsmes médiévaux européens. Les sites de Montpellier et Lagny-sur-Marne", Archéopages, avril, n° 25, pp. 26-33.
[5] Sur la transcription des noms et titre d’ouvrages - L’hébreu est différement transcrit selon les auteurs, notamment selon leur langue d’origine. Ainsi :
Pour שׁ on trouvera : « ch », « sh ») ;
Pour : ק on trouvera : « c » ; « k » ; « q » ; « qu » ;
Pour וּ et ֻ on trouvera : « ou » ou bien simplement « u ») ;
Pour : ח ou כ on trouvera : « ’h » ; « kh » ; « ch ».
Ainsi, un même nom ou titre hébraïque sera transcrit parfois Asher ben Shaul ou Acher ben Chaoul ; Joseph Kaspi ou Joseph Caspi ; Choul’han ‘Aroukh…
[6] Il a traduit La voix de la Thora du Rabbin Elie Munk (The Call of the Torah. An anthology of interpretation and commentary on the Five Books of Moses) publié chez ArtScroll Mesorah Publications en cinq volumes (1992-1995), Brooklyn, NY.
[7] Voir la partie « Notices biobibliographiques ».
[8] R' H. Kahn (2015), Dossier "Les Juifs de Provence",' dans un numéro titré "Les Sages de Provence", Kountrass Famille, numéro 187, juillet-août 2015, pp. 42-63, Jérusalem. Le dossier comprend les articles suivants : "Les Juifs de Provence" (pp. 42-45) ; "Comment se présentait l'étude de la Tora en Provence ?" (pp. 46-49) ; "Des villes et des personnes" (pp. 50-63).
[9] Des municipalités espagnoles ont tenté de mettre en valeur leur passé juif (Voir : Joseph Josy Lévy & J.-Ignace Olazabal (2003), « Les Routes juives d’Espagne : l’exemple de Girona », Téoros, Revue de Recherche en Tourisme, Les routes à thème, 22, 2). En France, après la création à Paris d’un Musée sur la culture juive en 1998, on peut imaginer, en régions, la réhabilitation de monuments juifs et la proposition d’itinéraires touristiques thématiques. Dans d’autres cités, des érudits locaux tentent de mobiliser les autorités en ce sens. Raymond Brotons a tenté, par une recherche personnelle et en autodidacte, d’identifier le passé architectural juif à Lunel. Son livre – malgré les faiblesses formelles et certaines erreurs de jugement – démontre que l’on a affaire à un bon connaisseur de la ville, de ses rues, du détail des ses bâtiments. Il se fait l’écho de « traditions » locales sur le passé juif des lieux. Il s’étonne de la négligence des archéologues officiels alors que nombre de lieux qu’il identifie mériteraient de plus amples investigations voire, après étude, à un classement aux monuments historiques. Voir : Raymond Brotons (1997), L'histoire de Lunel, de ses juifs et de sa grande école : Du Ier au XIVème siècles. Edité par R. Brotons, Imprimerie Arceaux 49, Montpellier, janvier, 283 p.
[10] Voir : Gustave Saige (1878), « De la condition des juifs dans le comté de Toulouse avant le XIVe siècle », Bibliothèque de l'école des chartes, Volume 39, Numéro 1, pp. 255-322 ; Jean Régné (1912), Etude sur la condition des juifs de Narbonne du 5ème au 14ème siècle, Narbonne, Caillard, XIV-268 p ; Arthur Zückerman (1972), A Jewish Princedom in Feudal France 768-900, Columbia University Press ; Aryeh Graboïs (1997), « Le ‘roi juif’ de Narbonne », Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, Volume 109, Numéro 218, pp. 165-188.
[11] Gustave Saige (1878), pp. 258.
[12] Les sources hébraïques nomment cette ville : ‘Ir hahar", "ville de la montagne" ; "Ir hakkodech", "la ville sainte" ; et "Har Ga’ach", "montagne du tremblement".
[13] Ce nom est également orthographié Ishtori Haparchi, Estori Haparchi, ou Ashtori ha-Parhi.
[14] Sefer Kaftor wa-Pera’h / Livre du bouton et de la fleur (T. 1, Jérusalem, 1887, 418 p.,; .T 2, Jérusalem, 1899, 487 p. , Jérusalem, 1946, 413 p. ; New York, 1958 - http://hebrewbooks.org/21423; http://hebrewbooks.org/40405, http://hebrewbooks.org/3281.
[15] Voir : R’ Yehossef Schwartz, Tévouot Haarets écrit au 19ème s. Voir aussi Jewish Encyclopedia (http://www.jewishencyclopedia.com/articles/6017-farhi-parhi-estori).
[16] Encyclopaedia Britannica, http://www.britannica.com/biography/Ashtori-ha-Parhi.
[17] François-René vicomte de Chateaubriand (1811), Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Paris à Jérusalem, (pp. 259-260 de l’édition de 1823, Londres).
(c) Hotsaat Bakish,
mise en ligne en mai 2016 à Kiryat Ata