Le choix controversé de la racine-type ק.ט.ל
Au 19ème siècle, des grammairiens chrétiens ont cru devoir définir une racine-type différente en lieu et place de .פ.ע.ל. Ils choisirent étrangementק.ט.ל. (tuer). Apparue dans ce contexte, la racineק.ט.ל. (tuer) a pris une position dominante dans de nombreuses grammaires hébraïques publiées depuis [1]. Comme le note Philippe Cassuto : « Certains auteurs utilisent, à la suite des grammairiens chrétiens, la racine ק.ט.ל., tuer » [2]. Pour l’hébreu, ce choix est étonnant (outre les réserves relatives au sens du verbe) car cette racine verbale ne fait pas partie du vocabulaire de l’Hébreu [3], mais de celui de l’Araméen - et d’autres langues sémitiques [4] telles le Chaldéen, l’Amharique (ቀተለ), le Syriaque, l’Arabe (قتل / ق ت ل )[5].
Ce choix de ק.ט.ל. remonte à la première moitié du 19ème s. (grammaire de Jean Baptiste Glaire dont la première édition date de 1832 [6]).
Ce faisant, Glaire semble avoir été innovateur puisqu’il ne fait référence à aucune tradition grammaticale dans l’utilisation de cette racine-type QTL [7]. Il ne prend même pas la peine de justifier le choix de cette racine-type par rapport à toutes celles qui auraient pu présenter les mêmes avantages qu’il recherchait. Cet empressement à retenir cette racine sans examiner d’autres options ne témoigne pas d’une démarche scientifique !
Ce choix a été suivi par Paul Joüon (1923) qui l’a systématisé : « nous désignerons souvent les formes temporelles par des noms propres pris du... . ק.ט.ל; nous dirons le qatal pour le parfait, le yiqtol pour le futur » [8]. Ce choix est pour le moins étrange, puisque cet auteur concède en note que le verbe קָטַל, usuel en araméen et en arabe « ne se trouve que 3 fois en hébreu (dans des textes poétiques Ps 139,19 ; Job 13,15 ; 24,14). Le mot usuel pour tuer est חָרַג ; pour commettre un homicide [רָצַח [9
Cependant, malgré ces avantages (que d’autres verbes avaient aussi), cette racine-type . ק.ט.לprésente un inconvénient de taille : sa signification ! Le choix de cette racine comme racine-type a suscité des réflexions et des critiques : sans prétendre être exhaustif, citons Rav Arié Carmell[10], et Rav Zécharia Zermati[11]. D’autres, comme l’auteur de la grammaire publiée par l’Institut haRav Maçlia’h[12] ou tant d’autres dont le Pr. Philippe Cassuto, ignorent cette racine inélégante et développent leurs exemples à partir d’autres racines-types[13]. Car le sens de la racine .ק.ט.ל (verbe « tuer » !) gêne la sensibilité juive. On conviendra que le tableau expliquant les différences entre les formes verbales, est particulièrement macabre et violent. La langue des enfants d’Israël mérite mieux qu’une conjugaison variant de « tuer » à « être fait tuer », en passant par « être massacré » ou… « S’entre massacrer » ! Des tendances malsaines se seraient-elles insidieusement introduites dans certaines grammaires chrétiennes ou universitaires ?
De plus, le choix de ce verbe plutôt que tous les autres disponibles à cet effet est non seulement malencontreux[14], mais aussi doublement erroné : le mot est araméen plus qu’hébreu ; il est mal choisi du point de vue de l’esprit du judaïsme. La Torah écrite ne précise-t-elle pas, לֹ֥א תִרְצָ֖ח « Tu ne tueras pas » (Chémot 20, 13)? [15].
Il n’y a pas qu’une seule et unique racine (ק.ט.ל) pouvant prétendre à remplacer la racine-type פ.ע.ל / pa’al. [16] ! Beaucoup d’autres n’ont pas de gutturales, et, lorsque le moule (schème) exige la présence d’un daguèch dans une des lettres de la racine, ces racines-types en permettent la visibilité. Pourquoi donc continuer à subir le choix d’une racine-type incompatible avec la sensibilité juive ?
Nombre de grammaires de l’hébreu biblique disponibles en Europe utilisent les formes dérivées de cette racine-type qui, malgré les réticences de la plupart des auteurs juifs, semble avoir acquis droit de cité. Un choix négligeant (au mieux), ou malveillant (plus probablement), mais dans tous les cas inadéquat voire néfaste!
-----------------
NOTES
[1] L’habitude étant prise, nombreux sont les grammairiens universitaires qui ont suivi le mouvement : tels S. Kessler-Mesguich (2008), p. 88 ; L. Okalani Kahn (2009), The Verb System in Late Enlightenment Hebrew, Brill, Leiden, 309 p..
[2] Philippe Cassuto, Portiques de grammaire hébraïque, p. 71.
[3] Elle est absente du ‘Houmach et des Prophètes où c’est la racine verbale ג.ר.ה (להרג) qui est utilisée. Ainsi : וַֽיַּהֲרֹ֖ג (II Dibré hayamim/Chroniques 24, 22). On ne la trouve que les livres poétiques. Ainsi : אִם־תִּקְטֹ֖ל אֱ־ל֥וֹהַּ ׀ רָשָׁ֑ע (Ps. 139,19) ; הֵ֣ן יִ֭קְטְלֵנִי לא (ל֣וֹ) אֲיַחֵ֑ל (Iyob 13,15) ; לָא֡וֹר יָ֘ק֤וּם רוֹצֵ֗חַ יִֽקְטָל־עָנִ֥י וְאֶבְי֑וֹן (Iyob 24, 14).
[4] Comme le note Gesenius dans son lexique (1846, p. 730).
[5] Comme le note Gesenius dans son lexique (1846, p. 730).
[6] Glaire Jean Baptiste troisième édition : (1843), Principes de grammaire hébraïque et chaldaïque, accompagnés d'une chrestomathie hébraïque et chaldaïque, 3ème éd., 239 pages, Mequignon et Leroux, Paris (page 42). J.B. Glaire (1798-1879) était Professeur d’hébreu à la Faculté de Théologie de Paris, lors de la parution, en 1839, du 1er volume de son Introduction historique et critique aux livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. C’est un homme important de l’enseignement supérieur catholique : il fut co-auteur d’un important Mémoire sur les facultés de théologie catholiques adressé aux évêques de la province ecclésiastique de Paris, à l'Assemblée nationale au président de la République et au ministre de l'Instruction publique (paru en 1849, J. Delalain, Paris, 18 p.).
[7] Certains avaient pu utiliser auparavant cette racine KTL entre autres (ce fut le cas en 1831, de A grammar of the Hebrew language de M. Stuart, Oxford, p. 84).
[8] Il précise: « Aucun terme de nos langues ne peut exprimer exactement et pleinement la nature complexe des deux temps finis de l’hébreu, le temps à afformantes et le temps à préformantes et afformantes. ... nous employons, faute de mieux, les termes vulgaires et disparates de parfait et futur, qui ont du moins l’avantage d’être courts et de correspondre à la réalité dans la majorité des cas. Mais comme, en syntaxe, il est souvent nécessaire d’éviter toute équivoque entre la forme temporelle et l’idée temporelle qu’elle exprime, nous désignerons souvent les formes temporelles par des noms propres pris du paradigme usuel . ק.ט.ל; nous dirons le qatal pour le parfait, le yiqtol pour le futur. De même, pour les formes avec waw, nous dirons le wayyiqtol pour le futur inverti, le weqatalti pour le parfait inverti; et semblablement pour les modes volitifs indirects: we’eqtelah (cohortatif), uqetol (impératif), weyiqtol (jussif)... Pour la commodité on pourra aussi appeler le participe actif qotel, le participe passé qatul; l’infinitif absolu qatol, l’infinitif construit qetol. » Paul Joüon (1923), Grammaire de l’hébreu biblique, IBP, Rome, Ed. Photomécanique 1965, 111b, p. 290.
[9] P. Joüon (1923), Grammaire de l’hébreu biblique, Ed. Photomécanique 1965, 40ª, note 1, p. 93.
[10] R’ Arié Carmell (1994), Aide à l’étude du Talmud, Marome, p. 56. Il suggère la racine .ר . ט. ק attacher. 1ère édition : Aiding Talmud Study, 1971.
[11] Ci-après. Communication à l’auteur (déc. 2012).
[12] ספר דקדוקי אביע״ה: ספר לימוד לשון הקודש והשפה העברית, Institut haRav Maçlia’h, 3ème éd., Tel Aviv, 5770. Première édition, 5757
[13] L’auteur de la grammaire publiée par l’Institut Ich Maçlia’h utilise notamment . ס.פ.ר (pp. 170-179), . פ.ק.ד (pp. 141-164, 189-202) - ספר דקדוקי אביע״ה. תש״ע, Makhon Ich Maçlia’h, 3ème édition, Tel Aviv. Quant à Ph. Cassuto, il utilise ש.מ.ר.. Le refus d’utiliser KTL est partagé par Woog.
[14] Relevons que P. Joüon a cité le mot קָטְלָה sans ga’ya / kotla = tue (P. Jouon, 1965, p. 27, paragraphe 6 m). Pourquoi cet exemple précis avec le verbe “tuer” pour illustrer par "un cas pratique" la confusion possible entre le temps "passé'' et l'impératif? Cela, alors qu’il aurait pu utiliser tant d’autres verbes? Pourquoi la mise en relief de cet exemple en indiquant “Cas pratique” en tête de paragraphe, et en gras de surcroît?
* Remarque du Razaz א’’שליט * « P. Joüon a choisi une formulation qui ne figure pas dans nos écrits, sous cette forme impérative… et qui ne peut y figurer selon moi. Est-ce "par mégarde" qu’il a choisi l’exemple "tue" qui ne flatte pas le peuple juif, ni sa Torah? » Communication à l’auteur, déc. 2012.
[15] Certes, la Torah orale enseigne dans plusieurs traités: והתורה אמרה אם בא להורגך השכם להורגו. « La Torah a déclaré ‘S’il veut te tuer, prends les devants et tue le en premier’ » (T.B. Sanhédrin 72a ; T.B. Bérakhot 58a)? Ceci est enseigné par le verset אִם־בַּמַּחְתֶּ֛רֶת יִמָּצֵ֥א הַגַּנָּ֖ב וְהֻכָּ֣ה וָמֵ֑ת אֵ֥ין ל֖וֹ דָּמִֽים׃ « Si le voleur est trouvé en [cours d’]effraction s’il est frappé et meurt [il n’y aura] pas [faute à cause du ] sang [versé] pour lui [celui qui était en danger et s’est défendu] » (Chémot 22,1). C’est-à-dire qu’alors, le fait de tuer n’est pas considéré comme un meurtre mais comme un cas de légitime défense avant que le voleur ne tue un innocent (d’après Rachi, cit. T.B. Bérakhot 62b3 note 23; et 58a5 note 60, Artscroll, Edition Safra, 2003). Ainsi, les maîtres du Talmud démontrent que, même en matière de légitime défense, ils ne statuent pas brutalement “tue le!”. Ils commencent par formuler une condition limitative puisqu’il veut te tuer, agis avant lui, c’est-à-dire seulement et seulement s’il a l’intention de te tuer (ce qui est le cas dans les passages cités du Talmud, un voleur entré par effraction est prêt à tuer s’il se fait surprendre).
[16] On peut aussi choisir l’abstraction et utiliser trois lettres (non gutturales) ou trois X ou trois carrés vides pour accueillir le moule verbal, en y greffant préfixes, suffixes et voyelles.
[17] Glaire Jean Baptiste (1832), Principes de grammaire hébraïque et chaldaïque, Mequignon et Leroux, Paris (ed. 37, p. 42).
[18] Il utilise plusieurs racines-types mais il utilise systématiquement. ק.ט.ל pour les verbes réguliers (ici et là dans le chapitre VI, pp. 48-72 et sa table de conjugaison modèle des verbes réguliers, pp. 198-199). Deutsch Solomon (1868), A New Practical Hebrew Grammar, Leypoldt & Holt, New York, 268 p.
[19] Nous avons consulté l’édition suivante: W. Gesenius W. Gesenius - Krautsch-Bergsträsser (1962), Hebraïsche grammatik, Georg Olms Hildesheim, d’après l’éd. de Lepzig, 1903. Voir ק.ט.ל pour verbes réguliers, pp. 534-537.
[20] Nous avons consulté l’édition suivante: Bauer Hans & Pontus Leander (1962), Historische Grammatik der hebräischen Sprache des alten Testamentes, Georg Olms Verlag, Hildesheim (d’après éd. 1922, Tübingen), 707 p. + 91 p. + VI. Voir pp. 2-19 de la parte sur les paradigmes.
[21] Paul Joüon (1923), Grammaire de l’hébreu biblique, IBP, Rome, Ed. photomécanique 1965, 111b p. 290. Joüon était un prêtre jésuite français (1871-1940).
[22] Voir : pp. 250-253. Mais il a aussi utilisé d’autres racines.
[23] P. Auray (1955), Initiation à l'hébreu biblique, p. 31.
[24] Université de Genève. ttp://www.unige.ch/theologie/distance/cours/he/lecon4/verbefort.htm