Le procès
Récit, Europe orientale, 1931
Le texte suivant est adapté d’un récit rapportant des faits qui se produisirent en 1931, à Homiel. Cette ville de Bélarus (autrefois Biélorussie ou Russie blanche) faisait alors partie de l’U.R.S.S. sous le nom de Gomel.
Ce récit témoigne de la difficulté qu’il y avait à rester juif dans la Russie communiste pendant le règne de Staline. Il témoigne aussi de l’attachement pour la mitsva de la circoncision que ressent tout juif, même extrêmement éloigné de la pratique. [1]
A cette époque seul Reb Its'hak El’hanan Chagalow persistait à observer le Chabbat. C’était le seul Juif de la ville qui refusait toujours d’envoyer ses enfants à l'école communiste. Mais le Reb Its'hak El’hanan n’était pas effrayé ; il faisait tout ce qu’il pouvait, dans ses faibles moyens pour maintenir vivante la flamme du judaïsme tant dans sa famille que dans toute la communauté.
Il avait la compétence pour exercer la fonction de mohel, mais, en ce temps-là, rares étaient ceux qui acceptaient le risque de pratiquer des circoncisions. Car la circoncision, considérée comme une mutilation de mineurs, était interdite par le pouvoir des soviets ! Circonstance aggravante, la brit mila avait une motivation relieuse, alors que le dirigeant du pays des soviets entendaient libérer la population des superstitions et de l’abrutissement des masses à quoi se résumaient selon eux toutes les religions ; ils parlaient même d’opium du peuple.
Le comportement de Reb Its'hak El’hanan Chagalow fut jugé contre-révolutionnaire ; aussi fut-il renvoyé de son travail et chassé de son logement. Il put heureusement protéger sa femme et ses six enfants du froid glacial de l’hiver russe dans un local de la synagogue de la ville ; une synagogue peu fréquentée et qui s’appelait à présent « la synagogue des travailleurs ».
Ce jour-là, Reb Its'hak El’hanan était particulièrement heureux : il était parvenu à faire entrer un enfant dans l’alliance d’Avraham. C’était le fils d’un important membre du Parti communiste qui avait tout à perdre si ses camarades le soupçonnaient d’être encore attaché aux pratiques juives. Un homme éclairé comme lui ne pouvait attacher de l’importance à de telles superstitions ! Or, comme d’autres Juifs ayant réussi à s’élever dans la hiérarchie communiste, il avait dû abandonner chabbat et cacherout, et tant d’autres pratiques religieuses. Toutefois, il tenait à ce que son fils soit circoncis. Il trouva une solution ingénieuse pour le faire sans pour autant perdre sa position au Parti.
Le jour même de la circoncision, le père du bébé déposa un dossier au tribunal, réclamant le divorce. Alors que ses collègues s’étonnaient d’une telle démarche alors que sa femme venait d’accoucher d’un enfant la semaine précédente, le cadre expliqua : « Alors que j’étais au travail, elle a fait circoncire mon fils ! »
Le procès s’ouvrit devant une salle pleine, et il obtint une grande publicité car pour les autorités locales, c’était aussi le procès des comportements arriérés qu’il fallait supprimer. Lors des débats, le juge mit en évidence par ses questions que le cadre s’entendait bien avec sa femme mais que, s’il voulait divorcer c’est qu’on l’avait trompé et que sans son accord, son fils avait été circoncis ! « Comme on m’a confié d’importantes responsabilités dans le Parti, je tiens à élever mes enfants comme de bons communistes. Je l’avais dit à ma femme : pas de circoncision pour nos enfants ! Mais j’ai fini par me rendre compte que mon fils avait été circoncis, malgré mon interdiction ! Je ne peux rester marié avec cette femme dans ces conditions ! »
Le juge fit appeler la femme qui arriva en pleurs. Il l’interpella : « Comment avez-vous pu commettre un tel crime ? ». La femme affirma ne pas être responsable. Un jour, elle avait laissé son bébé dormir dans son berceau pendant qu’elle avait été faire quelques courses. Elle expliqua : « La file d’attente était longue, camarade ! J’ai mis plus de temps que prévu pour entrer dans le magasin. Lorsque je suis revenue devant la maison, j’ai eu très peur car la porte était ouverte. J’ai tout de suite couru vers le berceau de mon bébé, mais, avec désespoir, j’ai constaté qu’il était vide ! » Le juge demanda : « Comment as-tu pu laisser ton bébé seul à la maison et laisser la porte ouverte ? » Elle répondit qu’elle avait bien fermé la porte à clé et qu’elle ne comprenait rien à ce qui était arrivé. « Alors que je pleurais, la porte s’est ouverte et mes parents sont rentrés. Ils avaient l’air très heureux et ma mère tenait le bébé dans ses bras. Ils m’expliquèrent qu’ils avaient emmené le petit en promenade en compagnie de mes beaux-parents et je fus rassurée. » Après un instant de silence, elle continua : « Plus tard, lorsque j’ai changé le nouveau-né, ma mère m’a demandé de ne pas défaire un certain pansement… Alors j’ai tout compris, Camarade juge ! Mes parents ont enlevé le bébé pour le faire circoncire ! Mes propres parents ! Ils n’ont trompée ! Ils n’en avaient pas le droit ! Ni moi, ni mon mari n’envisagions de faire circoncire notre enfant, en bons communistes que nous sommes ! » Et les présents déjà émus par une telle histoire d’enlèvement d’enfant entendit avec surprise la fille demander que l’on punisse sa mère. Il s’en suivit un fort brouhaha car les uns approuvaient et les autres trouvaient que la fille exagérait : on ne demande pas au juge de condamner sa mère !
Le juge calma l’assistance et fit appeler les grands-parents. Ils avancèrent dignement à la barre, vêtus comme des Juifs orthodoxes. L’une des grand-mères expliqua : « Camarade juge! Nous n’avons pas agit contre la loi. Bien sûr, le petit a été circoncis, mais ce n’est pas de notre faute ! C’est juste arrivé comme ça ! »
Entendant cela, le public éclata de rire. Le juge demanda, après avoir rétabli le silence par plusieurs coups de marteau sur la table : « Babouchka ! Une circoncision n’arrive pas ‘comme ça’ ! »
« Et pourtant, c’est bien le cas. Je vais vous expliquer. Ce jour-là, il y avait un gentil petit rayon de soleil et j’ai décidé de faire sortir le fils de ma fille. Mon mari était d’accord et en chemin on a rencontré les parents de mon beau-fils. Alors qu’on marchait dans une petite rue… je ne me souviens même pas de quelle rue c’était… un inconnu s’est adressé à nous en demandant si on souhaitait que le bébé soit circoncis comme tous les garçons juifs ! Evidemment qu’on le souhaitait ! Depuis toujours les Juifs font la circoncision de leurs fils, et il a fallu que ma fille épouse son vaurien de mari ! Parce qu’il travaille au Parti communiste, il abandonne les traditions de son peuple ! »
« Ne dites pas de mal de ce camarade dévoué ! Et terminez votre récit, plutôt ! » Répliqua le juge.
Un grand-père poursuivit : « Oui, on a dit à cet homme que c’était notre rêve ! Mais ce n’est plus possible hélas de nos jours ! Eh bien, ce qui est arrivé est incroyable ! Alors qu’on discutait entre-nous, en regrettant que les mohalim ne sont pas assez courageux, qu’ils ont trop peur du Parti… ce rabbin inconnu a défait l’enfant, sorti un couteau et pratiqué la circoncision. Nous n’avons même pas eu le temps de réagir que c’était déjà terminé, et le mohel a disparu ! Vous le voyez bien, camarade juge ! Nous ne sommes pas coupables ! On s’est juste contenté de rêver. On ne savait pas que l’inconnu avec qui on parlait était mohel et qu’il avait avec lui tous les instruments nécessaires à ce moment précis ! Et puis, quel Juif ne voudrait pas voir son petit-fils circoncis ? Vous devriez comprendre cela, camarade juge, puisque votre vieux père fréquente la même synagogue que moi ! ». Le public s’anima… Certains riaient. D’autres manifestaient leur exaspération. Quelqu’un cria des injures antisémites ! Comme le juge rétablit le silence, la grand-mère commença une phrase : « Même si nous ne sommes pas responsables, je suis très contente ! »
Quand le public fut calmé, le juge rappela le père. « On est là pour ta demande de divorce. Tu m’as dit que ta femme était coupable, mais on voit bien que ce n’est pas le cas. Alors dis-moi, camarade, à part cet incident auquel on ne peut plus rien changer à présent, as-tu un autre motif pour demander le divorce ? » Le père reconnut que sa seule raison était qu'il avait cru que sa femme avait enfreint les consignes du Parti sur les pratiques religieuses arriérées!
Le juge déclara la femme innocente et il condamna les grands-parents à une petite amende. Pendant que la foule se dispersait, les Juifs souriaient. Grâce à une jolie ruse, un Juif avait pu faire circoncire son fils tout en conservant ses fonctions dans le Parti. Et puis, ils savaient que le mystérieux mohel inconnu était Reb Its'hak El’hanan. Et ils pensèrent : « Que cette circoncision soit un bon signe. Siman tov ! Avec l’aide d’Hachèm, bientôt nous pourrons pratiquer notre religion sans devoir nous cacher. » Quelqu'un ajouta même : « L'an prochain à Jérusalem! »
[1] Adapté et réécrit à partir 1) de la traduction de Aharon Altabé, « Reb Its'hak Elchanan, Mohel en Russie »; 2) de E. Lesches, « Et vous, votre Honneur ? La circoncision en Russie stalinienne » : chabat.org (consult. fév. 2010).