Le fellagha, le commerçant arabe et le Caïd juif
Récit familial (Gabès, Tunisie, fin des années 50) [1]
Un commerçant arabe de Gabès faisait souvent des voyages vers l’Algérie pour acheter des marchandises. Il avait l’habitude de traverser la frontière sans jamais rencontrer de problèmes.
Mais un jour, alors qu’il était encore en Algérie, il fut arrêté par un groupe de fellaghas [2]. C’était au tout début de la guerre d’Algérie et un compatriote tunisien qui était avec la troupe de maquisards lui posa la question suivante : « Avec qui es-tu ? Bourguiba ou Ben Youssef ? ».
Il faut savoir qu’à cette époque Bourguiba et maître Salah Ben Youssef représentaient deux tendances opposées. L'affrontement entre les deux hommes prit de telles proportions que le Président - ou son ministre de l’intérieur - commandita l’assassinat de son rival en 1961 si l’on en croit certains commentateurs [3].
Le pauvre commerçant s’attendait à ce que les douanes françaises lui créent des difficultés, ou bien que le problème viendrait de la chute de son bourricot chargé de bagages ! Mais non ! C’était un compatriote qui le mettait dans l’embarras : on l’interrogeait, lui qui ne se mêlait pas de politique, sur ses préférences entre deux leaders tunisiens. Mais comment savoir quelle était la bonne réponse à donner pour ne pas avoir d’ennuis ? Car il fallait évidemment répondre en fonction des préférences partisanes de son interlocuteur.
Alors, il répondit naïvement: « Moi, je suis avec Cheikh Chim’on ! » Surpris, le questionneur éclata de rire et ne fit aucun mal au commerçant. Il faut savoir que celui que l’on appelait parfois Cheikh Chim’on était le caïd, chargé par le Bey des fonctions d’administrateur interne à la communauté juive de Gabès. Originaire de cette ville, ce Juif était honorablement connu, comme c’était le cas pour les caïds juifs, le plus souvent nommées parmi des personnalités religieuses érudites [4]. De plus, il était respecté par tous pour son administration des affaires publiques. Du fait de ses fonctions officielles, il lui arrivait de recevoir à son domicile des personnalités venues de France.
Quelques années plus tard, ce même Gabessien rencontra Cheikh Shim’on qui faisait des courses dans une épicerie parisienne. Il lui raconta toute l’histoire en ajoutant : « Ce commerçant m’a tellement fait rire que je l’ai laissé partir sans lui faire le moindre mal! A cette époque, j’étais tellement pris par la politique que s’il avait donné la mauvaise réponse, je l’aurai égorgé sans la moindre hésitation ! »
[1] D’après une fille de Cheikh Chim’on de Gabès. Collecte : 2001.
[2] Terroristes pour les uns, combattants clandestins pour les autres, ils luttèrent contre la France pour une Algérie indépendante entre 1954 et 1962.
[3] Omar Khlifi (2005), L'assassinat de Salah Ben Youssef, éd. MC-Editions, Carthage, 2005
[4] Sur les caïds tunisiens, voir Kountrass, 1992, p. 28, col. 4.