Le Pourim de los Christianos
Tanger, Maroc, 1578
A peine installés au Maghreb, les expulsés de Castille furent pourchassés par leurs ennemis pendant tout le siècle suivant. Dès 1509 et 1510, les communautés d'Alger, d'Oran et de Tripoli, furent massacrées par les troupes du cardinal Ximenes. En 1535, Charles Quint prit Tunis et ses troupes martyrisèrent les Juifs. Quelque temps plus tard, ce fut au tour des Juifs de Tlemcem et de Mahdia en Tunisie, de subir les pogroms des espagnols. En 1541, l'Empereur Charles Quint tenta de prendre Alger, mais il échoua: pour commémorer cet événement, les Juifs de cette ville instituèrent chaque année un Pourim Edom.
Les Portugais s'étaient installés sur la côte africaine: à Ceuta dès 1415, à Ksar Segghir en 1458, à Arsilah et Tanger en 1471. Par la suite ils réussirent à s'emparer de Mogador, d'Agadir, de Safi, d'Azemmour, de Mazagan... Les Marocains reconquirent peu à peu les diverses positions, et, en 1578, les Portugais ne tenaient plus que Tanger, Mazagan et Ceuta.
L'Inquisition s'était installée dans toute la péninsule ibérique. Lisbonne un temps, avait constitué un sûr refuge pour les expulsés de Castille. Les quelque cent mille Juifs qui avaient gonflé les anciennes communautés maghrébines se retrouvèrent pris au piège. Dès l'année 1497, les Juifs ne purent embarquer. Ils furent convertis de force, et pourvus de patronymes portugais.
Cette conversion ne suffit pas cependant à calmer les esprits des chrétiens: en 1506, les Nouveaux Chrétiens subirent un pogrom, et dès 1536, l'Inquisition portugaise s’intéressa à eux, commençant sa triste besogne.
Quelques dizaines d’années plus tard, les Juifs installés au Maroc apprirent que les Portugais avaient débarqué à Tanger. En 1578, Don Sébastien qui était allié au roi d'Espagne Philippe II, voulait renverser le sultan du Maroc [1]. Il avait rassemblé à cet effet une grande armée. Le roi avait décidé en effet de renforcer ses possessions sur la côte atlantique du Maghreb. Pour y parvenir plus facilement, il avait obtenu le soutien d'un prétendant au trône marocain, qui espérait recevoir la couronne en remerciant le portugais par le don d'un port.
Don Sébastien débarqua dans le port de Tanger à la tête d'une flotte imposante: pas moins de 1300 navires participèrent à cette campagne!
Les Juifs du Maroc prirent peur devant ce nouveau coup du sort. "Ce fut une époque d'angoisse pour Yaacob, car ce méchant avait fait le serment dans la maison de son dieu de pierre et de bois, que, s'il parvenait à conquérir les villes du Maroc, il imposerait à tous les Juifs l'eau du bénitier. Et tous ceux qui s'y refuseraient, seraient passés par l'épée. Ceci fut connu des Juifs par l'intermédiaire de deux convertis venus avec les soldats. "Priez votre D.ieu, dirent ces convertis qui, bien qu'ayant dû abandonner la foi de leurs pères, se sentaient toujours solidaires des Juifs. Demandez-lui d'avoir pitié de vous".
Et les Juifs de Tanger prièrent le Tout-Puissant, qui se souvint d'eux comme le raconte la méguila qu'ils rédigèrent par la suite: « Il s'est produit un grand miracle sur les terres du Maghreb. La grandeur de ce miracle » vient de ce que, malgré la puissance de ses armes, Don Sébastien perdit la bataille. Abandonnant Tanger, et la proximité du littoral d'où venait son approvisionnement, les troupes portugaises "partirent pour la ville la plus proche, El Ksar, leurs étendards déployés et leurs chevaux galopant et leurs chariots se balançant dans la rumeur des chants joyeux... Puis arriva le second jour de Rosh Hodech du mois d’Eloul. Le roi du Portugal campa avec toutes ses armées pour combattre le roi du Maghreb".
La bataille qui éclata bientôt, fut appelée la Bataille des Trois Rois, car, aux rois du Maroc et du Portugal, s'ajoutait aussi le prétendant marocain que soutenait Don Sébastien. Mais les troupes de ce dernier "furent déconcertées, et perdirent courage; un tremblement s'est emparé d'elles. Le méchant fut abattu avec tous les chefs de ses troupes et tout son camp fut dans la panique. Parmi ceux qui s'étaient enfuis, pas un n'en réchappa. Tous avaient été abandonnés dans les mains des Berbères". Pendant la bataille, les trois rois ont perdu la vie. Avant de mourir, le roi marocain regarda son médecin juif et posant le doigt sur sa bouche, il lui demanda de ne pas divulguer sa mort : ses troupes auraient pu se décourager et abandonner la victoire qui devait leur revenir. Et grâce à cette précaution, la victoire revint à son peuple ; les Portugais furent définitivement défaits.
Depuis cette époque la mémoire des événements vécus est racontée le premier jour du mois d’Eloul. « Les juifs sages et les gens de bien de l'époque décidèrent et prirent l'engagement, pour eux et pour leurs descendants et leur entourage, de commémorer ce jour chaque année, de faire l'aumône aux pauvres, d'organiser des banquets et des réjouissances, de fermer les magasins et de cesser le travail ». Une méguila a été écrite pour fixer par écrit les faits et empêcher leur oubli. Chaque synagogue de Tanger possédait son rouleau et une lecture en était faite chaque Roch Hodech Eloul: « Louange à Dieu béni soit-il! Et, parce que Dieu fit cette journée, égayons-nous et réjouissons-nous en elle ».
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[1] Source : Lucette Valensi (1992), Fables de la mémoire. La glorieuse bataille des trois Rois, Le Seuil, Collection Univers historique, 311 pages
Revu, mai 2013