~ Récit familial. Tunis, vers 1950 [1] ~
Chélomo avait l'habitude de s'installer au café. En principe, il commandait un simple café et un verre d'eau qu’il buvait d’abord pour se désaltérer. Les jours de grosses chaleurs, il préférait plutôt une boga-cidre[2] ou un soda citronné et gazéifié, sorte de limonade transparente qui portait le nom boga.
Ce jour-là, le serveur après avoir débouché la petite bouteille de boga-cidre, avait posé sur la table la capsule métallique qui la fermait. A cette époque, les capsules comportaient une pastille de liège au-dessous qui assurait une fermeture bien hermétique et la conservation du liquide.
Tout en dégustant lentement sa boga-cidre, Chélomo prit le bouchon dans la main et il se trouva bientôt en train de séparer le liège du métal. Il posa le liège dans son verre et resta plongé dans ses pensées. De temps en temps, comme seul au monde, indifférent à son entourage et aux autres clients attablés près de lui, il enfonçait le liège au fond de son verre. Tout en s'amusant à le voir remonter, il pensa: "Comme ce bouchon de liège le peuple juif remonte après avoir touché le fond... Nombreux sont les peuples qui ont tenté de le détruire par la violence ou par l'assimilation, mais comme l'huile à la surface de l'eau, le peuple juif s'élève de nouveau après avoir semblé disparaître".
Il pensa que, quelques années auparavant, les Allemands avaient construit un camp d'extermination en Tunisie: "D.ieu, bénit soit-Il nous a sauvé en permettant le débarquement américain! Le petit peuple juif a survécu aux pouvoirs les plus puissants: depuis les Empires antiques jusqu'à l'Inquisition chrétienne et le troisième Reich allemand... Le Saint béni soit-il nous sauve et nous sauvera toujours de nos ennemis".
Entre temps, quelques Arabes qu'il connaissait bien s'étaient installés à la terrasse du café, non loin de sa table. Trop absorbé par ses pensées, Chélomo ne les avait pas remarqués et il continua à jouer avec la pastille de liège. Au bout d'un moment, ils s'adressèrent à lui. Etonnés de le voir agir de la sorte, ils lui demandèrent ce qu'il était en train de faire.
Et lui de répondre après leur avoir rendu leur salut: "J'étais en train de penser au destin. Les Juifs, c'est comme le liège: même si on les enfonce, ils remontent toujours à la surface".
[1] D'après une idée de Chlomo R. Boccara, 1992
[2] Soda de couleur brune qui a un petit goût de pomme
(c) Hillel Bakis