~ Algérie, 1962 [1] ~
C'était dans la période précédant l'indépendance algérienne. La communauté juive d’une petite ville était inquiète et nombreuses étaient les familles qui allaient devoir prendre le chemin du départ. Les unes envisageaient de partir vers Israël, les autres, les plus nombreuses, prenaient sans hésitation un billet pour la France.
Mais, avant que cet exode ne soit une réalité, personne ne voulait croire que ce pays verrait partir ses habitants non algériens, qu'ils soient Juifs ou Pieds-noirs : une fois l'indépendance obtenue, les communautés continueraient à se côtoyer comme par le passé.
C'était oublier les déchirements de la dernière année ! C'était oublier la profondeur des blessures occasionnées par la guerre. Une guerre qui n'avait pas épargné les civils : grenades lancées contre des terrasses de cafés, à la sortie des cinémas, et même sur les plages prenant pour cible d'inoffensifs baigneurs... Attentats au poignard aussi contre des passants. Assassinat d'instituteurs dans le bled... Et puis, un souvenir restait vif : celui du pogrom de Constantine d’août 1934 [2]. « Cette émeute a profondément marqué les juifs d’Algérie » [3].
Le récit suivant s’appuie sur le témoignage recueilli de la bouche de Joseph (collecté en 1979). Il a été corroboré par l’ouverture de certaines archives israéliennes du renseignement une soixantaine d’années plus tard [4].
Les craintes de agents d’Israël étaient fondées car un nouveau pogrom a pu être évité le 12 mai 1956 grâce à l’intervention d’agents israéliens [5]. Une confirmation dramatique vint aussi les tous premiers jours de l’indépendance à Oran [6] sans que l’armée française n’intervienne, sur ordre du Général de Gaulle (juillet 1962). Il y eut des centaines de morts.
Joseph était artisan-tailleur et il vendait aussi des costumes de confection dans son magasin situé près de la Place d’Armes de Bône. Il fut l’objet, un jour, d’une bien curieuse proposition : un Israélien voulait établir une cache d'armes dans son magasin. Il lui expliqua que, lorsque la France n'assurerait plus la sécurité des Juifs, il fallait pouvoir se défendre, en cas de besoin. La communauté devait donc penser à organiser sa défense face à un possible pogrom. Il fallait des armes et des munitions pour résister à la populace déchaînée.
Joseph se laissa convaincre facilement : il avait toujours été très dévoué pour sa communauté, au point servir de garde du corps du rabbin de la ville qu’il raccompagnait depuis la synagogue, jusqu’à son domicile, armé d’un revolver.
Bientôt, une abondante quantité de pistolets-mitrailleurs, de revolvers, et de cartouches fut déposée au fond de son arrière-boutique en attendant les travaux promis. Une partie de l’armement fut même livrée à son domicile, et rangée au fond d’un placard en attendant le transfert… Mais lorsqu’il découvrit les plus grands de ses petits-fils en train de jouer avec des balles de pistolet mitrailleur, il se hâta de tout déménager vers la fameuse cache construite à l’occasion de travaux de rénovation. Un mur fut monté, plâtré et peint de neuf en même temps que l’ensemble de l’atelier.
La cache pourrait être de grande utilité en cas de besoin. Connue de rares amis, elle représentait une sorte de garantie face à l’inconnu. Mais les mois passèrent et lorsque vint la date de l’indépendance algérienne, les Juifs avaient presque tous quitté la ville de Bône. Une auto-défense juive n'avait plus aucun sens.
Joseph, dont le magasin était situé en ville arabe, n’était pas encore parti. Refaire sa vie ailleurs serait très difficile : en Algérie, il avait son atelier, son logement, ses habitudes... Il ne prit pas la décision de partir, car après tout, ceux qui partaient en France disaient que c’était dur. Quant à ceux qui étaient partis en Israël, ils témoignaient aussi de grandes difficultés d’intégration : des juifs éduqués, des citadins ayant grandi dans des grandes villes dynamiques, se retrouvaient parqués dans des « villes » de développement au milieu de nulle part, à Afoula ou Dimona dans des logements frustres. Il attendit donc.
Mais un jour, on lui annonça par téléphone le cambriolage de son magasin. Joseph sentit l'inquiétude l'envahir, mais les armes n’avaient pas été découvertes. Au milieu de meubles cassés, de tissus déchirés et souillés, le nouveau mur restait heureusement intact. Joseph savait que le problème pourrait se reproduire.
A présent, il était seul. Plus d'agent israélien pour récupérer les armes. Plus de responsable communautaire pour le conseiller... Il lui fallait décider seul ! Il résolut de faire disparaître les armes, d'autant qu’elles ne pouvaient plus servir à personne. Les jeunes et les familles habitaient déjà la France, Israël, ou faisaient leurs bagages... Les vieillards qui resteraient n'auraient pas même la force de casser le mur qui fermait la cache, et leurs bras plieraient sous le poids des armes... Mais comment s'y prendre sans attirer l'attention ?
Et puis il eut une idée : il savait que l'OAS, l'Organisation Armée Secrète, qui avait agi pendant les dernières années de la présence française en Algérie, avait disposé de nombreuses caches d'armes. Or, les Israéliens lui avaient livré des armes et munitions identiques à celles utilisées par l'armée française ; il était donc facile de faire passer ce dépôt pour un dépôt de l'OAS.
Joseph savait le moment favorable car Paulo, car le père d'un ancien patron de l'OAS, habitait encore la ville. Il alla donc le voir en affectant un grand ressentiment:
« Dis-moi, Paulo ! Ton fils Dédé ! Il exagère ! Lui, il a chkappé pour se mettre à l’abri, mais les copains, il les laisse se débrouiller tout seul ! »
Le mot chkappé lui était venu naturellement à la bouche. En pataouète, ce langage populaire d'Afrique du Nord, à base de français principalement, mais aussi de diverses langues méditerranéennes, cela signifiait « il s'est enfui ». Ce mot avait en plus un arrière-goût infamant.
« Calme toi, viens, on va parler tranquillement » dit Paulo à mi-voix. Le prenant par le bras, il l’entraînant à l’intérieur vers l'arrière-boutique en chuchotant.
« Qu'est-ce qui te prend ? Tu veux que tous les passants, ils profitent de la conversation ? Tu deviens schbingue [7] Ou quoi ? Qu’est-ce que tu veux à Dédé ? Tu ne sais pas qu’il est recherché par la police et qu’il est parti clandestinement pour l’Espagne ?
- Les gens, ça m'est égal qu'ils entendent ! De toute façon dis-toi bien que je ne coulerais pas tout seul. Moi, je dis tout. Et toi aussi tu couleras avec moi. Comme ça, Dédé, il saura qu'on ne se moque pas de Joseph.
- Je ne comprends rien à ce que tu dis. Allez Jo. Tu vas tout me raconter calmement, et on va voir ce qu'on peut faire ».
Et Joseph raconta que l'OAS l'avait chargé de conserver des armes... Que, de bonne foi, il avait accepté. Pour la Cause... Qu'il regrettait amèrement aujourd’hui : il avait toujours les armes mais on l'avait oublié, lui. Et si ses cambrioleurs avaient trouvé la cache, il serait aux mains de l’armée algérienne à présent !
Paulo s'étonna d'abord de ne pas avoir eu connaissance de cette cache, alors qu'il pensait être au courant de toutes les activités secrètes de l’Est algérien. Mais Joseph l'accusa de jouer à l'ignorant pour ne pas faire face à ses responsabilités et il continua en affirmant qu'il ne se ferait pas prendre tout seul.
« Non ! On ne se moque pas de moi ! »
Paulo, mit son ignorance sur le compte de l’excellente segmentation du réseau OAS. Une cellule ne savait pas ce que faisait une autre. Il prit donc la décision d’aider Joseph à faire disparaître les armes en urgence. Seulement, il fallait les lui amener. Lui ne pouvait pas aller les chercher. Joseph sachant qu'il n'y avait pas d'autre solution donna son accord.
Mais c'était une entreprise hasardeuse qu'on lui demandait là ! Il ne disposait pas de véhicule, et ne pouvait faire confiance à personne en demandant de l'aide à ses connaissances. Il devrait se débrouiller seul ! Il plaça les armes au fond de couffins, et disposa des légumes à la surface. Il fit un grand nombre de voyages du magasin à son domicile, malgré le poids qui réveillait sa hernie douloureuse, malgré la crainte de voir son manège mis à jour par la police algérienne... Il s'arrêtait chaque fois pour bavarder avec Paulo, et, pendant ce temps, les armes changeaient de propriétaire.
Quelques années plus tard, en France, Joseph rencontra Paulo qui avait eut l’occasoin de parler à son fils Dédé…. Et bien entendu, il avait appris qu'il n'y avait jamais eu de cache d'armes de l'OAS chez Jo le tailleur, totalement inconnu de l’organisation.
Devant l'air interrogatif de Paulo, Joseph ne put s'empêcher de sourire.
Paulo ne sut jamais la provenance de ces armes qu’il avait fait discrètement disparaître par ce qui restait encore des réseaux OAS. Devant le sourire amusé de Joseph il pensa : « Combien de soucis pour rien ! »
Pour comprendre ce récit, il faut savoir que, du temps où l'Afrique du nord n'était pas sous l'administration française, la menace d’un pogrom était toujours suspendue au-dessus de la population juive.
Autre type de danger : les juifs les plus riches dépendaient de la faveur changeante du sultan (ou des changements de sultans) et risquaient leur tête plus que d’autres[8]. En témoigne l’histoire de Mardoché Chouraqui qui, vers 1789 était ministre du sultan du Maroc. Or, le fils de ce sultan s’étant révolté contre son père et l’ayant fait assassiner, le ministre se trouva devant un choix délicat : le nouveau sultan convoitait ses biens et lui proposa de se convertir à l’Islam afin de garder la vie. Cela fut refusé et entraîna l’application de la sentence annoncée : il fut pendu, et son corps fut exposé publiquement pendant quinze jours [9].
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NOTES
[1] Collecte: 1980, Région parisienne. Les prénoms ont été transformés à la demande de la famille. Sur la réalité de la crainte de pogroms arabes: voir G. Nahon (Les Temps Modernes, 1979, n° 394 bis, p. 54) et Bat Yeor, ("Le sionisme dans les pays islamiques. Le cas de l'Egypte", in Les Temps Modernes, 1979, n° 394 bis, p. 164)
[2] « Entre le 3 et le 5 août, une foule d’émeutiers arabes, venus des environs de Constantine, déferlent sur le quartier juif de la ville, pillent un grand nombre de magasins, cambriolent des logements, assiègent et égorgent dans leur maison des familles juives et blessent à l’arme blanche des dizaines de juifs qui tentent d’échapper au massacre. Pendant tout le temps de l’émeute, l’administration française n’intervient pas, ou peu. Soldats et officiers… jouèrent les spectateurs… La foule égorge, pille impunément pendant toute une journée. On dénombrera 27 morts… parmi eux 5 enfants (âgés de quelques mois à 10 ans), 6 femmes, 14 hommes » Joëlle Allouche Benayoun (2018), « Du 3 au 5 août 1934 : le Pogrom de Constantine », https://www.judaicalgeria.com/pages/du-3-au-5-aout-1934-le-pogrom-de-constantine.html (consult. juillet 2019). V. Chemla, précise à la suite du texte précédent que ces émeutes ont été qualifiés de « pogrom au nom du djihad » par le Pr. Shmuel Trigano, et qu’elles ont été suivies pendant des mois par le boycott de magasins Juifs et du non-paiement par des musulmans de leurs dettes auprès de leurs prêteurs Juifs.
[3] J. Allouche Benayoun (2018), « Du 3 au 5 août 1934 : le Pogrom de Constantine », « https://www.judaicalgeria.com/pages/du-3-au-5-aout-1934-le-pogrom-de-constantine.html (consult. juillet 2019). Voir aussi: Robert Attal (2002), Les Émeutes de Constantine. 5 aôut 1934,
Paris, Romillat, 215 p. (bibliogr., cartes,photos), Collection Terra Hebraïca; ISBN 2-87894-078-4 .
[4] Yonah Jeremy Bob (2019), 22 may, https://www.jpost.com.
[5] Pendant 25 minutes, « une bataille sans merci a eu lieu à Constantine, en Algérie…(…) Nous craignions que les Arabes ne viennent se venger contre le quartier juif. Nous avons alors déployé quatre autres cellules sur des points stratégiques, à l’entrée du quartier juif. Certains juifs portaient des armes, avec l’autorisation des autorités françaises… Le Mossad était actif en Afrique du Nord, il avait armé et réactivé des cellules dormantes à Constantine pour combattre le FLN », https://www.jforum.fr/comment-le-mossad-a-gagne-la-bataille-de-constantine-et-dautres.html, 28 mai 2019, d’après : Yonah Jeremy Bob (2019), 22 may, https://www.jpost.com.
[6] Jean Monneret (2012), La Tragédie dissimulée. Oran, 5 juillet 1962, Michalon, Paris, 189 p.. Voir aussi : « une foule déferle des quartiers arabes vers les quartiers européens… C'est le début d'un carnage : une chasse à l’Européen commence, sauvage, systématique, dans toute la ville… Le général Joseph Katz, qui commande les 18 000 soldats français encore à Oran… téléphone au président Charles de Gaulle pour l’informer de l’ampleur du massacre et demander l'autorisation d'intervenir. « Surtout, ne bougez pas ! » lui est-il répondu… La tuerie dure près de six heures. Lorsque, à 17 heures, les gendarmes français sortent enfin dans la rue, le calme revient aussitôt. Les cadavres jonchent la ville, on en trouve pendus aux crocs des bouchers, dans des poubelles... Le drame d'Oran va accélérer l'exode des pieds-noirs vers la métropole et mettre fin à l'espoir d'une cohabitation entre anciens colons et musulmans dans l'Algérie indépendante », « 5 juillet 1962. Le massacre d'Oran », Hérodote, https://www.herodote.net/5_juillet_1962-evenement-19620705.php, nov. 2018.
[7] « Fou », en pataouète. .
[8] Cela était vrai aussi bien au Maghreb que dans le reste du monde musulman, et notamment dans l’Empire ottoman. Ainsi, au début du 19ème siècle, le financier Menasse Bakish proposa au Sultan un projet destiné à renforcer la monnaie turque. Il obtint la confiance du Sultan et protéger les Juifs de sa province (actuelle Bulgarie). Mais, "Vers la fin de sa vie, il tomba en disgrâce aux yeux du Sultan. Sa fortune fut confisquée et il ne put échapper à une condamnation à mort que grâce à l'intervention de l'Empire d'Autriche", The Universal Jewish Encyclopedia in ten volumes, Isaac Landmann Editor, New York, 1969, vol. 2, p. 38.
[9] Propos recueillis par F. Dufay. Le Point, n° 146, du 20 octobre 2000, p. 74.
- Texte destiné à la suite de mon Anthologie des contes et récits juifs d’Afrique du Nord (volume - Histoire) - Hillel Bakis, juillet 2019.