La valeur du temps

 

 

Valeur du temps

 

וְסָֽפַרְתָּ֣ לְךָ֗ שֶׁ֚בַע שַׁבְּתֹ֣ת שָׁנִ֔ים שֶׁ֥בַע שָׁנִ֖ים שֶׁ֣בַע פְּעָמִ֑ים וְהָי֣וּ לְךָ֗ יְמֵי֙ שֶׁ֚בַע שַׁבְּתֹ֣ת הַשָּׁנִ֔ים תֵּ֥שַׁע וְאַרְבָּעִ֖ים שָׁנָֽה׃

 

« Et tu compteras pour toi sept sabbats d’années, sept fois sept ans ; et les jours de ces sept sabbats d’années te feront quarante-neuf ans » (Vayikra 25, 8)

 

On sait que les signes musicaux présentent une grande importance pour la bonne compréhension du texte[1]. Dans ce verset, on peut noter que le signe de cantilation rabia met l'accent sur le mot Lekha signifiant "pour toi". On est donc tenté de trouver ici une allusion à l’importance des mistvot relatives à la sainteté du temps : y compris pour le compte du ‘Omer[2]. De fait, le compte du ‘Omer conduit à un travail intérieur en vue du perfectionnement individuel (spirituel, moral et psychologique), un travail intérieur qui concerne chacun individuellement… afin qu’il « compte, examine, juge, et se souvienne »[3]. C’est une « période de développement personnel » selon l’expression du R’ Dufour, qui impose à chacun de travailler sur ses comportements : « La libération de ce que représentait Mistrayim, Egypte (angoisse, esclavage volontaire, perte de l'identité, assimilation à d'autres cultures et à d'autres dieux, glissement progressif vers la destruction) s'est faite par don gratuit de Hachém pendant le jour de Pessa'h ; mais, ces forces négatives se ravivent et augmentent immédiatement leur prise si un travail personnel n'est pas entrepris sur soi-même. C'est ce que nous enseignent tous nos Sages et ils ont prescrit pour cela le compte du ‘omér et des techniques pour réaliser ce développement personnel »[4]. Il y a là un véritable processus personnel de libération en vue d’une bonne réception de la Torah et qui s’étend pendant toute la période des 49 jours. Chaque dimension des tendances (midotes) individuelles doit être travaillée[5].  

Le compte du ‘Omer nous conduit aussi à prendre conscience de la valeur du temps afin d'en faire le meilleur usage possible[6]. Le rabbin Constantinois Rebbi Abraham Zerbib זצ"ל écrit : « L'ordre est ici donné ... de compter les années de chemita et du yovel, mais l'enseignement moral de ces versets s'adresse à chacun pour lui demander de compter les années de sa croissance jusqu'à la cinquantaine »[7]. Car il s’agit d'éviter tout gaspillage d'une denrée rare: le temps qui nous est donné entre la naissance et la mort est un temps mesuré. Même si la vie humaine peut s'étendre sur de longs jours ("léorekh yamim") allant jusqu'à 120 ans, le temps imparti à chacun est mesuré. Or ce temps est très court par rapport à l'ampleur de la tâche qu'il nous est demandé d'accomplir pour les études de Torah. Ces études nous offrent un vaste programme. Il faudrait étudier la lecture du sépher Torah avec ses té’amim[8], comprendre le texte de la Torah depuis le Pechat (sens littéral) jusqu'au Sod[9]. Mais aussi, progresser grâce aux divers commentaires, maîtriser tous les niveaux du sens. Il convient d'accorder une place centrale à la halakha[10]... Mais outre la Torah, il faut aussi étudier le reste du Tanakh qui comprend la Torah[11], les Prophètes (Néviim) et les Ecrits (kétouvim). Il faut aussi étudier la Michna et la Tossefta, la Guémara (Talmoud Babel, mais aussi Talmoud Yérouchalmi), les nombreux  Midrachim, les ouvrages et commentaires des Richonim, des A’haronim… Les plus savants et les plus saints auront accès à l'étude des enseignements de la Cabbale... Ce vaste programme[12] peut décourager les simples fidèles, d'autant que le temps disponible n'est pas consacré en totalité à ces études saintes. Il nous faut gagner de quoi vivre matériellement[13], entretenir sa famille, il faut aller à l'école, à l'atelier, au bureau, etc...

En cas de découragement, il faut entendre l'enseignement de Rabbi Tarfoun qui a dit : היום קצר, והמלאכה מרובה, והפועלים עצלים, והשכר הרבה, ובעל הבית דוחק.  « Le jour est court et nombreuses sont les tâches à accomplir, les ouvriers sont paresseux, le salaire est élevé et le Maître de la Maison presse »[14]... Ainsi, il faut prendre conscience de la valeur du temps du fait de la brièveté relative de la vie humaine. Il poursuivait הוא היה אומר לא עליך כל המלאכה לגמור  « tu n'es pas obligé de terminer le travail »[15]. Devant le vaste programme d'étude, R’ Tarfoun nous fournit un encouragement très précieux : il n'y a pas obligation pour l'achèvement du travail. Il convient seulement d'entreprendre le travail et de l’avancer régulièrement. On retrouve l’enseignement de Ben Héhé בן האהא אומר, לפום צערא אגרא : la rétribution est faite en fonction de l’effort fourni (Michna Abot 5, 19). Cela signifie d'abord qu'on ne sera pas jugé sur le rendement, sur la productivité de l’étude mais sur l’effort déployé ! Rabbi Tarfoun indique cependant une condition: ולא אתה בן חורין ליבטל   « mais tu n'es pas libre de t'y soustraire »[16].  

Cet enseignement est réaliste: comment espérer finir le travail en matière de Torah, même en y travaillant tous les jours et toutes les nuits d'une vie parvenant à 120 ans? Une vie où on saura optimiser l’utilisation de chacune de ces années - en espérant que Hachèm ית"ש  nous les accorde avec une bonne santé.

C'est que la Torah est infinie ! Son sens est inépuisable à l’image de l’infini divin ! Mais l’étude se prolongera dans le Monde futur comme l’enseigne la tradition[17].

 

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NOTES

[1] De même que, dans la Torah chaque mot, chaque lettre, chaque point même, est lourd de significations, de même les té’amim n'ont pas été disposés au hasard, mais servent à l'exégèse biblique. Cette tradition peut être déduite du Midrach[1], du Talmud[1], le Zohar[1] et la tradition rabbinique insistent sur l'importance des té’amim dans l'exégèse biblique. Ainsi, Rabbi Abraham Ibn 'Ezra écrit au 12ème siècle: « toute explication qui irait à l'encontre des té’amim sera refusée et infructueuse » (Cité par D. Karsenti, "Présentation et description des accents de la cantilation biblique: les "té'amim", Kountrass, n° 31, nov.-déc. 1991, pp. 23-46). Le rôle des té’amim dans l'exégèse biblique est souligné par Rabbi Yécha’ya Bakish זצ"ל ; il enseignait: « et l'explication est selon l'accent de cantilation » ou encore: « le ta'am indique le sens... » (Il subsiste quelques décisions co-signées et quelques fragments de textes manuscrits de ce Rabbi, juge et cabaliste, membre du Beth Din de Fès, vers 1600 - voir: Rabbi Yécha’ya Bakish זצ"ל, Fragments, introduits, présentés et annotés par H. Bakis, Kiryat Ata, 5752, pp. 95-97 -fragments 13 et 14).

[2] Voir notre dracha à ce sujet dans ce volume : pp. 118-133. Comme la paracha se lit dans l’une des semaines où l’on compte le ‘omer (c’est l’occasion d’aborder ce sujet).

[3] T.B. Mena’hote 65 b. Par ailleurs : « comme au verset 40 quand il est dit "vous prendrez" le loulav (ouleqa’htém lakhém)…Cela concerne tout un chacun (lékhol é’had véé’had). Les commentaires insistent pour donner le sens de l’importance de ce travail intérieur individuel » (R’ Dufour א’’שליט, Modia’, Emor, 2004).

[4] http://www.modia.org/infos/calendrier/dp-omer.html .

[5] Chaque semaine est consacrée au travail sur une des middot : 'hésséd (bonté); guévoura (force); tiférét (beauté); nétsa'h (assurance); hod (expansion); yéssod (union et sexualité); malkhoute (complétude royale) - R’ Dufour א’’שליט, Modia’, Emor.

[6] Dans le verset cité (Vayikra 25, 8), on notera que ces mots: וְסָֽפַרְתָּ֣ לְךָ֗ (et tu compteras pour toi) sont suivis de  וְהָי֣וּ לְךָ֗ יְמֵי֙ (Et ce sera pour toi les jours …) (Vayikra 25-8). Cette alternance indique peut-être une conséquence : après l’acte de compter, le temps prend consistance, que les jours apparaissent.

[7] R’ Abraham Zerbib, Pa’had Yits’hak. Institut Gaï Yinassé, Centre d'Etudes sur le Judaïsme Algérien, Kiryat Arba', Israël, Texte hébreu, p.31.

[8] Nous, qui semaine après semaine, entendons la lecture du sépher trouvons cela naturel, et il arrive parfois que des conversations mal venues perturbent la bonne audition de cette lecture... Pourtant, que de travail : mémorisation des voyelles, des phrases, de la cantilation, des fins de sections, etc... Sachons conserver un silence… « religieux » à ce moment, d'abord pour le respect de la Torah, mais aussi pour la masse de travail dont témoigne cette performance renouvelée chaque semaine !

[9] Qui correspond à la sagesse divine contenue dans la Torah, et révélée par les cabalistes : on l’appelle parfois « Hokhmat hakabalah » ou « sens ésotérique »

[10] A travers le shoulkhan 'aroukh de R’ Yossef Caro זצ"ל, de ses commentaires, et à la rigueur d'un kitsour de cet enseignement (abrégé)

[11] Les cinq livres: ou Houmach

[12] Voir les compilations:

- ‘Hok léYisrael - (étude pour chaque jour de l’année sur: Torah, Prophètes, Kétouvim, Michna, Talmud, Zohar). Le ‘Hida a ajouté l’étude de la halakha et du moussar. (‘Hok Leisrael Hameoudar, Edition récente en 5 volumes) ;

- Tora Temima de R’ Baroukh Haléwi Epstein זצ"ל, 1902.

[13]  Le sujet Torah et travail est abordé dans la dracha  -  46 ‘Ekev  

[14]  Rabbi Tarfoun omer : hayom katser véhamélakha mérouba  véhapho'alim 'atsélim  véhasakhar harbé véba'al habayit do’hek. Pirkey Abot, II 18.

[15] Hou haya omer, lo 'alékha hamelakha ligmor - Pirkey Abot, II 19.

[16]  Vélo ata bén ’horin libatél (miménah) - Pirkey Abot, II 19.

[17] La tradition affirme que, si l’on n’a pas étudié en ce monde, on s’ennuierait  dans le monde futur, car seulement ce qui a été étudié en ce monde (même à un niveau élémentaire) pourra y être approfondi.

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