Cont&r JAfN – 4. Le jardin du Bey

 Anthologie de contes et récits juifs d'Afrique du Nord.   

Vol. 4. A travers l'Histoire.

editionbakish.com. (c) Hillel Bakis, 2012

 Le jardin du Bey

  D’après un récit rabbinique, 18ème siècle, Tunisie [1]

 Je vous parle d’un temps où le Bey de Tunis nommait le Grand Rabbin, qui était aussi Président du tribunal rabbinique (ab Beth Din). Le Grand Rabbin venait de décéder et le Tsadik R’ Néhoraï Germon [2],  considéré comme le second en importance après celui qui avait disparu, devait lui succéder. L’usage local de Tunis était cependant particulier : le choix devait être approuvé par le Bey. Cette année-là, il y avait désaccord à l’intérieur du Consistoire, entre les tenants d’une stricte orthodoxie et les tenants d’une version plus souple du judaïsme. Alors que ces derniers étaient sur le point d’obtenir gain de cause, le récit montre comment le Rabbi a su influencer le Bey en sa faveur. 

 

R’ Néhoraï Germon [3] devait succéder au grand rabbin de Tunis, mais il dut affronter une manœuvre politique de membres du Consistoire. Candidat naturel au poste de nouvel ab Beth Din présentait un défaut pour certains : il était considéré comme trop strict en matière d’application de la halakha et ses opposants déployèrent tous leurs efforts pour éviter sa nomination par le Bey, car c’était le souverain qui décidait après avoir pris l’avis des responsables du Consistoires.

Bientôt, il devint clair que les manœuvres des intrigants allaient aboutir : un autre rabbin, semblant moins rigoureux, acceptait de supplanter le premier. Il avait la faveur du Bey qui s’apprêtait à approuver ce choix.

Le Tsadik R’ Néhoraï Germon  comprit qu’il ne pouvait fuir ses responsabilités et qu’il devait faire violence à sa nature paisible pour combattre le laxisme en matière de religion. Il n’était pas dans son habitude de rechercher les postes honorifiques, mais il estima de son devoir de ne pas renoncer à sa nomination : il  devait agir afin de ne pas se faire évincer car il lui fallait veiller au maintien rigoureux de l’observance de la Torah.

Il se rendit donc au palais du Bey après avoir demandé audience. Mais la file d’attente était très longue. Alors, sans gêne, il demanda à être immédiatement reçu par le Bey. Evidemment, les soldats refusèrent et R’ Germon éleva la voix, réitérant sa demande avec force, ajoutant que son affaire, extrêmement urgente, ne pouvait souffrir d’aucun retard. Entendant le tapage, le Bey sortit de son bureau. Constatant que le Dayan qu’il connaissait et estimait déjà,  en était la cause, il décida de bousculer son agenda et de le recevoir immédiatement : « Qu’il entre ! » ordonna-t-il à son secrétaire.

Une fois dans son bureau, le Bey demanda : « Pourquoi avez-vous agi de la sorte ? Ne savez-vous pas qu’il y a un ordre à respecter ? On ne peut pas prendre la place de quelqu’un qui attend son tour depuis des semaines ! Je me demande comment une personne aussi sage que vous a pu agir de la sorte, perturbant l’ordre de mon Palais ? « Jamais, Excellence, je n’aurais agi de la sorte, si, dans ce pays, l’ordre était respecté. Mais tel n’est pas le cas ! Comment l’ordre pourrait-il régner dans ton Palais, alors que le Bey lui-même ne tient pas compte de l’ordre ! Selon l’ordre naturel des nominations, le grand rabbin adjoint est le successeur du grand rabbin. Or, j’ai appris que vous vous apprêtez à approuver ceux qui veulent troubler cet ordre ! ». Le Bey répliqua : « Je comprends votre mécontentement. Mais je ne peux vous nommer. Vous avez des opposants qui m’ont convaincu… Je suis désolé pour vous car vous êtes un grand sage, et personne n’est plus compétent que vous pour occuper ce poste. C’est une décision politique que je dois prendre aujourd’hui… ».

 Changeant apparemment de sujet, R’ Germon s’approcha de la fenêtre et regarda le paysage. Un magnifique jardin se déployait autour du palais. « C’est magnifique ! Un si beau jardin dans un pays de sécheresse ! Vous devez être aimé de Dieu ! ». Quand on parlait de son jardin, le Bey était intarissable. Aussi se laissa-t-il entraîner par le sujet : « Parler de faveur divine dans ce cas, c’est ignorer le nombre de jardiniers compétents que j’emploie. Du matin au soir, ils travaillent sans relâche pour arracher les mauvaises herbes dès qu’elles sortent de terre. Ils plantent, arrosent, apportent des engrais… Ils sont dirigés par leur chef, un homme très compétent qui sait prendre les meilleures décisions. Sans lui, ce paradis ombragé et fleuri serait inaccessible à cause des épines qui pousseraient partout ! Mais pourquoi changer de sujet ! Nous parlions de la nomination du Grand Rabbin ! Espérez-vous m’attendrir par ces compliments sur mon jardin ? ».

« Je n’ai pas changé de sujet contrairement à ce que vous pensez. Dans notre Torah, il y a 248 commandements positifs dont il faut prendre soin ; il y a aussi 365 commandements négatifs qu’il convient de traiter comme des mauvaises herbes. Vous-mêmes, vous m’avez fait comprendre pourquoi ce jardin empli de fleurs aux couleurs subtiles est agréable à contempler. Pourquoi il donne des fruits en abondance. Pourquoi il embaume le promeneur de parfums agréables…

Comme un jardin, une communauté a besoin de ses jardiniers, et de son chef jardinier ! C’est le Grand Rabbin, qui sait être agréable aux plantes assoiffées en leur donnant l’eau et les engrais dont elles ont besoin ; qui sait aussi réprimander les fidèles s’écartant du droit chemin. Il n’hésitera pas à prendre des décisions difficiles, mais justes, interdisant sans réserve ce qui est interdit.  Par une pitié mal placée, il ne fermera pas les yeux sur les mauvaises herbes qui poussent ici où là, car il sait que sans son intransigeance, on ne pourra plus profiter de ce beau jardin, envahi par des buissons d’épines ! Jamais le Bey ne recrutera un jardinier accommodant: au contraire, il recherchera un homme exigeant! »

Le Bey sourit devant ces métaphores horticoles. Il comprit la justesse du point de vue de Rabbi Germon et lui annonça : « Vous m’avez convaincu. Les Juifs de mon pays ont besoin d’un bon jardinier et j’ai trouvé en vous le meilleur qui soit ».

Le jour même,  R’ Néhoraï Germon fut nommé Grand Rabbin de Tunis par le Bey.

 


[1] Récit véridique raconté par le R’ ‘Haï ‘Havita HaCohen זצ"ל  de Djerba à R’ Mordékhaï Hacohen Amias זצ"ל. Conte réécrit d’après une version de Guedoulath Mordekhaï, citée par : Association Emeth léYa’aqov (2003), Des ‘petits plats’ pour la table de Chabou’ot.

[2] Nom de famille également écrit : Jarmon, Djermon. 

[3] R’ Nehoraï ben Yits’ahk Germon, possek, est né à Tripoli, décéda à Pessa’h 1783, à 85 ans. Après la mort de son père, martyr, il s’établit à Tunis, encore enfant. Il fut alors éduqué par un ami de son père, R’ Yits'hak Lombroso  זצ"ל (élève de R’ Tséma'h Tsarfati זצ"ל et de Baba Rebbi = R’ Avraham HaCohen זצ"ל). Auteur  de Yéter habbaz (1787) et de onze poèmes qui subsistent malgré la destruction d’autres ouvrages en 1752. A l’origine d’une dynastie de rabbins tunisiens dont : R’ Pin'has Jarmon (auteur de Tsédaqa la'Hayim) ; R’ Yéhouda Jarmon (1812-1912). Sources : R’ Y. R. Dufour, http://www.modia.org/infos/israel/tunemaitres.html. 

 

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